Название | Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel |
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Автор произведения | Marcel Proust |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066373511 |
«Dominique, serais-je le seul que tu n’inviteras pas à souper? Tu as des torts à réparer avec moi, des torts anciens. Puis, je t’apprendrai à te passer des autres qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.
– Je t’invite à souper, répondit Dominique avec une gravité affectueuse qu’il ne se connaissait pas.
– Merci», dit l’étranger.
Nulle couronne n’était inscrite au chaton de sa bague, et sur sa parole l’esprit n’avait pas givré ses brillantes aiguilles. Mais la reconnaissance de son regard fraternel et fort enivra Dominique d’un bonheur inconnu.
«Mais si tu veux me garder auprès de toi, il faut congédier tes autres convives.»
Dominique les entendit qui frappaient à la porte. Les flambeaux n’étaient pas allumés, il faisait tout à fait nuit.
«Je ne peux pas les congédier, répondit Dominique, je ne peux pas être seul.
– En effet, avec moi, tu serais seul, dit tristement l’étranger. Pourtant tu devrais bien me garder. Tu as des torts anciens envers moi et que tu devrais réparer. Je t’aime plus qu’eux tous et t’apprendrais à te passer d’eux, qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.
– Je ne peux pas», dit Dominique.
Et il sentit qu’il venait de sacrifier un noble bonheur, sur l’ordre d’une habitude impérieuse et vulgaire, qui n’avait plus même de plaisirs à dispenser comme prix à son obéissance.
«Choisis vite», reprit l’étranger suppliant et hautain.
Dominique alla ouvrir la porte aux convives, et en même temps il demandait à l’étranger sans oser détourner la tête:
«Qui donc es-tu?»
Et l’étranger, l’étranger qui déjà disparaissait, lui dit:
«L’habitude à qui tu me sacrifies encore ce soir sera plus forte demain du sang de la blessure que tu me fais pour la nourrir. Plus impérieuse d’avoir été obéie une fois de plus, chaque jour elle te détournera de moi, te forcera à me faire souffrir davantage. Bientôt tu m’auras tué. Tu ne me verras plus jamais. Et pourtant tu me devais plus qu’aux autres, qui, dans des temps prochains, te délaisseront. Je suis en toi et pourtant je suis à jamais loin de toi, déjà je ne suis presque plus. Je suis ton âme, je suis toi-même.»
Les convives étaient entrés. On passa dans la salle à manger et Dominique voulut raconter son entretien avec le visiteur disparu, mais devant l’ennui général et la visible fatigue du maître de la maison à se rappeler un rêve presque effacé, Girolamo l’interrompit à la satisfaction de tous et de Dominique lui-même en tirant cette conclusion:
«Il ne faut jamais rester seul, la solitude engendre la mélancolie.»
Puis on se remit à boire; Dominique causait gaiement mais sans joie, flatté pourtant de la brillante assistance.
XVII – Rêve
«Tes pleurs coulaient pour moi, ma lèvre a bu tes pleurs.»
Je n’ai aucun effort à faire pour me rappeler quelle était samedi (il y a quatre jours) mon opinion sur Mme Dorothy B… Le hasard a fait que précisément ce jour-là on avait parlé d’elle et je fus sincère en disant que je la trouvais sans charme et sans esprit. Je crois qu’elle a vingt-deux ou vingt-trois ans. Je la connais du reste très peu, et quand je pensais à elle, aucun souvenir vif ne revenant affleurer à mon attention, j’avais seulement devant les yeux les lettres de son nom.
Je me couchai samedi d’assez bonne heure. Mais vers deux heures le vent devint si fort que je dus me relever pour fermer un volet mal attaché qui m’avait réveillé. Je jetai, sur le court sommeil que je venais de dormir, un regard rétrospectif et me réjouis qu’il eût été réparateur, sans malaise, sans rêves. À peine recouché, je me rendormis. Mais au bout d’un temps difficile à apprécier, je me réveillai peu à peu, ou plutôt je m’éveillai peu à peu au monde des rêves, confus d’abord comme l’est le monde réel à un réveil ordinaire, mais qui se précisa. Je me reposais sur la grève de Trouville qui était en même temps un hamac dans un jardin que je ne connaissais pas, et une femme me regardait avec une fixe douceur. C’était Mme Dorothy B… Je n’étais pas plus surpris que je ne le suis le matin au réveil en reconnaissant ma chambre. Mais je ne l’étais pas davantage du charme surnaturel de ma compagne et des transports d’adoration voluptueuse et spirituelle à la fois que sa présence me causait. Nous nous regardions d’un air entendu, et il était en train de s’accomplir un grand miracle de bonheur et de gloire dont nous étions conscients, dont elle était complice et dont je lui avais une reconnaissance infinie. Mais elle me disait:
«Tu es fou de me remercier, n’aurais-tu pas fait la même chose pour moi?»
Et le sentiment (c’était d’ailleurs une parfaite certitude) que j’aurais fait la même chose pour elle exaltait ma joie jusqu’au délire comme le symbole manifeste de la plus étroite union. Elle fit, du doigt, un signe mystérieux et sourit. Et je savais, comme si j’avais été à la fois en elle et en moi, que cela signifiait: «Tous tes ennemis, tous tes maux, tous tes regrets, toutes tes faiblesses, n’est-ce plus rien?» Et sans que j’aie dit un mot elle m’entendait lui répondre qu’elle avait de tout aisément été victorieuse, tout détruit, voluptueusement magnétisé ma souffrance. Et elle se rapprocha, de ses mains me caressait le cou, lentement relevait mes moustaches. Puis elle me dit: «Maintenant allons vers les autres, entrons dans la vie.» Une joie surhumaine m’emplissait et je me sentais la force de réaliser tout ce bonheur virtuel. Elle voulut me donner une fleur, d’entre ses seins tira une rose encore close, jaune et rosée, l’attacha à ma boutonnière. Tout à coup je sentis mon ivresse accrue par une volupté nouvelle. C’était la rose qui, fixée à ma boutonnière, avait commencé d’exhaler jusqu’à mes narines son odeur d’amour. Je vis que ma joie troublait Dorothy d’une émotion que je ne pouvais comprendre. Au moment précis où ses yeux (par la mystérieuse conscience que j’avais de son individualité à elle, j’en fus certain) éprouvèrent le léger spasme qui précède d’une seconde le moment ou l’on pleure, ce furent mes yeux qui s’emplirent de larmes, de ses larmes, pourrais-je dire. Elle s’approcha, mit à la hauteur de ma joue sa tête renversée dont je pouvais contempler la grâce mystérieuse, la captivante vivacité, et dardant sa langue hors de sa bouche fraîche, souriante, cueillait toutes mes larmes au bord de mes yeux. Puis elle les avalait avec un léger bruit des lèvres, que je ressentais comme un baiser inconnu, plus intimement troublant que s’il m’avait directement touché. Je me réveillai brusquement, reconnus ma chambre et comme, dans un orage voisin, un coup de tonnerre suit immédiatement l’éclair, un vertigineux souvenir de bonheur s’identifia plutôt qu’il ne la précéda avec la foudroyante certitude de son mensonge et de son impossibilité. Mais, en dépit de tous les raisonnements, Dorothy B… avait cessé d’être pour moi la femme qu’elle était encore la veille. Le petit sillon laissé dans mon souvenir par les quelques relations que j’avais eues avec elle était presque effacé, comme après une marée puissante qui avait laissé derrière elle, en se retirant, des vestiges inconnus. J’avais un immense désir, désenchanté d’avance, de la revoir, le besoin instinctif et la sage défiance de lui écrire. Son nom prononcé dans une conversation me fit tressaillir, évoqua pourtant l’image insignifiante qui l’eût seule accompagné avant cette nuit, et pendant qu’elle m’était indifférente comme n’importe quelle banale femme du monde, elle