Название | Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel |
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Автор произведения | Marcel Proust |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066373511 |
Il y avait dans tout cela des petites choses précises de sensualité ou de tendresse sur presque rien des circonstances de sa vie, et c’était comme une fresque très vaste qui dépeignait sa vie sans la raconter, dans sa couleur passionnée seulement, d’une manière très vague et très particulière en même temps, avec une grande puissance touchante. Il y avait des évocations de baisers dans la bouche – dans une bouche fraîche où il eût sans hésiter laissé son âme, et qui depuis s’était détournée de lui, qui le faisaient pleurer longtemps. Et malgré qu’il fût bien faible et désabusé, quand il vidait d’un trait un peu de ces souvenirs encore vivants, comme un verre de vin chaleureux et mûri au soleil qui avait dévoré sa vie, il sentait un bon frisson tiède, comme le printemps en donne à nos convalescences et l’âtre d’hiver à nos faiblesses. Le sentiment que son vieux corps usé avait tout de même brûlé de pareilles flammes, lui donnait un regain de vie, – brûlé de pareilles flammes dévorantes.
Puis, songeant que ce qui s’en couchait ainsi tout de son long sur lui, c’en étaient seulement les ombres démesurées et mouvantes, insaisissables, hélas! et qui bientôt se confondraient toutes ensemble dans l’éternelle nuit, il se remettait à pleurer.
Alors tout en sachant que ce n’étaient que des ombres, des ombres de flammes qui s’en étaient couru brûler ailleurs, que jamais il ne reverrait plus, il se prit pourtant à adorer ces ombres et à leur prêter comme une chère existence par contraste avec l’oubli absolu de bientôt.
Et tous ces baisers et tous ces cheveux baisés et toutes ces choses de larmes et de lèvres, de caresses versées comme du vin pour griser, et de désespérances accrues comme la musique ou comme le soir pour le bonheur de se sentir s’élargir jusqu’à l’infini du mystère et des destinées; telle adorée qui le tint si fort que rien ne lui était plus que ce qu’il pouvait faire servir à son adoration pour elle, qui le tint si fort, et qui maintenant s’en allait si vague qu’il ne la retenait plus, ne retenait même plus l’odeur disséminée des pans fuyants de son manteau, il se crispait pour le revivre, le ressusciter et le clouer devant lui comme des papillons. Et chaque fois, c’était plus difficile. Et il n’avait toujours attrapé aucun des papillons, mais chaque fois il leur avait ôté avec ses doigts un peu du mirage de leurs ailes; ou plutôt il les voyait dans le miroir, se heurtait vainement au miroir pour les toucher, mais le ternissait un peu chaque fois et ne les voyait plus qu’indistincts et moins charmants. Et ce miroir terni de son coeur, rien ne pouvait plus le laver, maintenant que les souffles purifiants de la jeunesse ou du génie ne passeraient plus sur lui, – par quelle loi inconnue de nos saisons, quel mystérieux équinoxe de notre automne?…
Et chaque fois il avait moins de peine de les avoir perdus, ces baisers dans cette bouche, et ces heures infinies, et ces parfums qui le faisaient, avant, délirer.
Et il eut de la peine d’en avoir moins de peine, puis cette peine-là même disparut.
Puis toutes les peines partirent, toutes, il n’y avait pas à faire partir les plaisirs; ils avaient fui depuis longtemps sur leurs talons ailés sans détourner la tête, leurs rameaux en fleurs à la main, fui cette demeure qui n’était plus assez jeune pour eux.
Puis, comme tous les hommes, il mourut.
VIII – Reliques
J’ai acheté tout ce qu’on a vendu de celle dont j’aurais voulu être l’ami, et qui n’a pas consenti même à causer avec moi un instant. J’ai le petit jeu de cartes qui l’amusait tous les soirs, ses deux ouistitis, trois romans qui portent sur les plats ses armes, sa chienne. Ô vous, délices, chers loisirs de sa vie, vous avez eu, sans en jouir comme j’aurais fait, sans les avoir même désirées, toutes ses heures les plus libres, les plus inviolables, les plus secrètes; vous n’avez pas senti votre bonheur et vous ne pouvez pas le raconter.
Cartes qu’elle maniait de ses doigts chaque soir avec ses amis préférés, qui la virent s’ennuyer ou rire, qui assistèrent au début de sa liaison, et qu’elle posa pour embrasser celui qui vint depuis jouer tous les soirs avec elle; romans qu’elle ouvrait et fermait dans son lit au gré de sa fantaisie ou de sa fatigue, qu’elle choisissait selon son caprice du moment ou ses rêves, à qui elle les confia, qui y mêlèrent ceux qu’ils exprimaient et l’aidèrent à mieux rêver les siens, n’avez-vous rien retenu d’elle, et ne m’en direz-vous rien?
Romans, parce qu’elle a songé à son tour la vie de vos personnages et de votre poète; cartes, parce qu’à sa manière elle ressentit avec vous le calme et parfois les fièvres des vives intimités, n’avez-vous rien gardé de sa pensée que vous avez distraite ou remplie, de son coeur que vous avez ouvert ou consolé?
Cartes, romans, pour avoir tenu si souvent dans sa main, être restés si longtemps sur sa table; dames, rois ou valets, qui furent les immobiles convives de ses fêtes les plus folles; héros de romans et héroïnes qui songiez auprès de son lit sous les feux croisés de sa lampe et de ses yeux votre songe silencieux et plein de voix pourtant, vous n’avez pu laisser évaporer tout le parfum dont l’air de sa chambre, le tissu de ses robes, le toucher de ses mains ou de ses genoux vous imprégna.
Vous avez conservé les plis dont sa main joyeuse ou nerveuse vous froissa; les larmes qu’un chagrin de livre ou de vie lui firent couler, vous les gardez peut-être encore prisonnières; le jour qui fit briller ou blessa ses yeux vous a donné cette chaude couleur. Je vous touche en frémissant, anxieux de vos révélations, inquiet de votre silence. Hélas! peut-être, comme vous, êtres charmants et fragiles, elle fut l’insensible, l’inconscient témoin de sa propre grâce. Sa plus réelle beauté fut peut-être dans mon désir. Elle a vécu sa vie, mais peut-être seul, je l’ai rêvée.
IX – Sonate clair de lune
I
Plus que les fatigues du chemin, le souvenir et l’appréhension des exigences de mon père, de l’indifférence de Pia, de l’acharnement de mes ennemis, m’avaient épuisé. Pendant le jour, la compagnie d’Assunta, son chant, sa douceur avec moi qu’elle connaissait si peu, sa beauté blanche, brune et rose, son parfum persistant dans les rafales du vent de mer, la plume de son chapeau, les perles à son cou, m’avaient distrait. Mais, vers neuf heures du soir, me sentant accablé, je lui demandai de rentrer avec la voiture et de me laisser là me reposer un peu à l’air. Nous étions presque arrivés à Honfleur; l’endroit était bien choisi, contre un mur, à l’entrée d’une double avenue de grands arbres qui protégeaient du vent, l’air était doux; elle consentit et me quitta. Je me couchai sur le gazon, la figure tournée vers le ciel sombre; bercé par le bruit de la mer, que j’entendais derrière moi, sans bien la distinguer dans l’obscurité, je ne tardai pas à m’assoupir.
Bientôt je rêvai que devant moi, le coucher du soleil éclairait au loin le sable et la mer. Le crépuscule tombait, et il me semblait que c’était un coucher de soleil et un crépuscule comme tous les crépuscules et tous les couchers de soleil. Mais on vint m’apporter une lettre, je voulus la lire et je ne pus rien distinguer. Alors seulement je m’aperçus que malgré cette impression de lumière intense et épandue, il faisait très obscur.
Ce coucher de soleil était extraordinairement pâle, lumineux sans clarté, et sur le sable magiquement éclairé s’amassaient tant de ténèbres qu’un effort pénible m’était nécessaire pour reconnaître un coquillage. Dans ce crépuscule spécial aux rêves, c’était comme le coucher