Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Название Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373511



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de pareils. Et dussé-je, maintenant que j’étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir faire l’amour avec elles, j’étais tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou dans un hôpital et qui, ayant cru longtemps que l’organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des médicaments, a appris tout d’un coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la campagne, mais des aliments délicieux et assimilables. Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur et l’existence plus clémente. Car un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu’en dehors de nous la réalité s’y conforme, même si pour nous il n’est pas réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie où, à condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnellement de le faire, nous pouvons nous imaginer l’assouvissant. Pour les belles filles qui passaient, du jour où j’avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j’étais devenu curieux de leur âme. Et l’univers m’avait paru plus intéressant.

      La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. A peine avais-je le temps de voir la fillette qui venait dans notre direction; et pourtant – comme la beauté des êtres n’est pas comme celle des choses, et que nous sentons qu’elle est celle d’une créature unique, consciente et volontaire – dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais complète, au fond de son regard distrait, aussitôt, mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais saillir en moi l’embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j’empêchasse ses désirs d’aller à quelqu’un d’autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son coeur. Cependant notre voiture s’éloignait, la belle fille était déjà derrière nous, et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux, qui m’avaient à peine vu, m’avaient déjà oublié. Était-ce parce que je ne l’avais qu’entr’aperçue que je l’avais trouvée si belle? Peut-être. D’abord l’impossibilité de s’arrêter auprès d’une femme, le risque de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme qu’à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu’aux jours si ternes qui nous restent à vivre le combat où nous succomberons sans doute. De sorte que, s’il n’y avait pas l’habitude, la vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir – c’est-à-dire à tous les hommes. Puis si l’imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons posséder, son essor n’est pas limité par une réalité complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n’y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre coeur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret.

      Si j’avais pu descendre parler à la fille que nous croisions, peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n’avais pas distingué. (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa vie m’eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d’hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s’ouvrir sur l’inconnu.) Peut-être un seul mot qu’elle eût dit, un sourire, m’eussent fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l’expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales. C’est possible, car je n’ai jamais rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours où j’étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j’inventais je ne pouvais quitter: quelques années après celle où j’allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu’il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu’il y ait sans doute, et sautant à terre sans m’excuser, je me mis à la recherche de l’inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j’évitais partout et qui heureuse et surprise s’écria: «Oh! comme c’est aimable d’avoir couru pour me dire bonjour.»

      Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j’assurais à ma grand’mère, à Mme de Villeparisis qu’à cause d’un grand mal de tête, il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me laisser descendre. Et j’ajoutais la belle fille (bien plus difficile à retrouver que ne l’est un monument, car elle était anonyme et mobile) à la collection de toutes celles que je me promettais de voir de près. Une pourtant se trouva repasser sous mes yeux, dans des conditions telles que je crus que je pourrais la connaître comme je voudrais. C’était une laitière qui vint d’une ferme apporter un supplément de crème à l’hôtel. Je pensai qu’elle m’avait aussi reconnu et elle me regardait, en effet, avec une attention qui n’était peut-être causée que par l’étonnement que lui causait la mienne. Or le lendemain, jour où je m’étais reposé toute la matinée quand Françoise vint ouvrir les rideaux vers midi, elle me remit une lettre qui avait été déposée pour moi à l’hôtel. Je ne connaissais personne à Balbec. Je ne doutai pas que la lettre ne fût de la laitière. Hélas, elle n’était que de Bergotte qui, de passage, avait essayé de me voir, mais ayant su que je dormais m’avait laissé un mot charmant pour lequel le liftman avait fait une enveloppe que j’avais cru écrite par la laitière. J’étais affreusement déçu, et l’idée qu’il était plus difficile et plus flatteur d’avoir une lettre de Bergotte ne me consolait en rien qu’elle ne fût pas de la laitière. Cette fille-là même, je ne la retrouvai pas plus que celles que j’apercevais seulement de la voiture de Mme de Villeparisis. La vue et la perte de toutes accroissaient l’état d’agitation où je vivais et je trouvais quelque sagesse aux philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs (si toutefois ils veulent parler du désir des êtres, car c’est le seul qui puisse laisser de l’anxiété, s’appliquant à de l’inconnu conscient. Supposer que la philosophie veut parler du désir des richesses serait trop absurde). Pourtant j’étais disposé à juger cette sagesse incomplète, car je me disais que ces rencontres me faisaient trouver encore plus beau un monde qui fait ainsi croître sur toutes les routes campagnardes des fleurs à la fois singulières et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont les circonstances contingentes qui ne se reproduiraient peut-être pas toujours m’avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à la vie.

      Mais peut-être, en espérant qu’un jour, plus libre, je pourrais trouver sur d’autres routes de semblables filles, je commençais déjà à fausser ce qu’a d’exclusivement individuel le désir de vivre auprès d’une femme qu’on a trouvé jolie, et du seul fait que j’admettais la possibilité de le faire naître artificiellement, j’en avais implicitement reconnu l’illusion.

      Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette église couverte de lierre dont elle avait parlé et qui, bâtie sur un tertre, domine le village, la rivière qui le traverse et qui a conservé son petit pont du moyen âge, ma grand’mère, pensant que je serais content d’être seul pour regarder le monument, proposa à mon amie d’aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu’on apercevait distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie d’un objet tout entier ancien. Il fut convenu que j’irais les y retrouver. Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fît serrer de plus près l’idée d’église; en effet, comme il arrive aux élèves qui saisissent plus complètement