Название | Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel |
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Автор произведения | Marcel Proust |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066373511 |
– Je saurais être raisonnable si tu partais pour quelques jours, mais je compterais les heures.
– Mais si je partais pour des mois… (à cette seule idée mon coeur se serrait), pour des années… pour…
Nous nous taisions tous les deux. Nous n’osions pas nous regarder. Pourtant je souffrais plus de son angoisse que de la mienne. Aussi je m’approchai de la fenêtre et distinctement je lui dis en détournant les yeux:
– Tu sais comme je suis un être d’habitudes. Les premiers jours où je viens d’être séparé des gens que j’aime le plus, je suis malheureux. Mais tout en les aimant toujours autant, je m’accoutume, ma vie devient calme, douce; je supporterais d’être séparé d’eux, des mois, des années.
Je dus me taire et regarder tout à fait par la fenêtre. Ma grand’mère sortit un instant de la chambre. Mais le lendemain je me mis à parler de philosophie, sur le ton le plus indifférent, en m’arrangeant cependant pour que ma grand’mère fît attention à mes paroles; je dis que c’était curieux, qu’après les dernières découvertes de la science, le matérialisme semblait ruiné, et que le plus probable était encore l’éternité des âmes et leur future réunion.
Mme de Villeparisis nous prévint que bientôt elle ne pourrait nous voir aussi souvent. Un jeune neveu qui préparait Saumur, actuellement en garnison dans le voisinage, à Doncières, devait venir passer auprès d’elle un congé de quelques semaines et elle lui donnerait beaucoup de son temps. Au cours de nos promenades, elle nous avait vanté sa grande intelligence, surtout son bon coeur; déjà je me figurais qu’il allait se prendre de sympathie pour moi, que je serais son ami préféré et quand, avant son arrivée, sa tante laissa entendre à ma grand’mère qu’il était malheureusement tombé dans les griffes d’une mauvaise femme dont il était fou et qui ne le lâcherait pas, comme j’étais persuadé que ce genre d’amour finissait fatalement par l’aliénation mentale, le crime et le suicide, pensant au temps si court qui était réservé à notre amitié, déjà si grande dans mon coeur sans que je l’eusse encore vu, je pleurai sur elle et sur les malheurs qui l’attendaient comme sur un être cher dont on vient de nous apprendre qu’il est gravement atteint et que ses jours sont comptés.
Une après-midi de grande chaleur j’étais dans la salle à manger de l’hôtel qu’on avait laissée à demi dans l’obscurité pour la protéger du soleil en tirant des rideaux qu’il jaunissait et qui par leurs interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand, dans la travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter, et dont la minceur n’évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l’un desquels tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer. Chacun le regarda curieusement passer, on savait que ce jeune marquis de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son élégance. Tous les journaux avaient décrit le costume dans lequel il avait récemment servi de témoin au jeune duc d’Uzès, dans un duel. Il semblait que la qualité si particulière de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa tournure, qui l’eussent distingué au milieu d’une foule comme un filon précieux d’opale azurée et lumineuse, engaîné dans une matière grossière, devait correspondre à une vie différente de celle des autres hommes. Et en conséquence, quand avant la liaison dont Mme de Villeparisis se plaignait, les plus jolies femmes du grand monde se l’étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de la beauté en renom à laquelle il faisait la cour, ne la mettait pas seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur lui que sur elle. A cause de son «chic», de son impertinence de jeune «lion», à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher car on savait combien il était viril et qu’il aimait passionnément les femmes. C’était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait parlé. Je fus ravi de penser que j’allais le connaître pendant quelques semaines et sûr qu’il me donnerait toute son affection. Il traversa rapidement l’hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu’à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent sans tricher en rien sur l’observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d’un paysage. Une voiture à deux chevaux l’attendait devant la porte; et tandis que son monocle reprenait ses ébats sur la route ensoleillée, avec l’élégance et la maîtrise qu’un grand pianiste trouve le moyen de montrer dans le trait le plus simple, où il ne semblait pas possible qu’il sût se montrer supérieur à un exécutant de deuxième ordre, le neveu de Mme de Villeparisis prenant les guides que lui passa le cocher, s’assit à côté de lui et tout en décachetant une lettre que le directeur de l’hôtel lui remit, fit partir les bêtes.
Quelle déception j’éprouvai les jours suivants quand, chaque fois que je le rencontrai dehors ou dans l’hôtel – le col haut, équilibrant perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité – je pus me rendre compte qu’il ne cherchait pas à se rapprocher de nous et vis qu’il ne nous saluait pas quoiqu’il ne pût ignorer que nous étions les amis de sa tante. Et me rappelant l’amabilité que m’avaient témoignée Mme de Villeparisis et avant elle M. de Norpois, je pensais que peut-être ils n’étaient que des nobles pour rire et qu’un article secret des lois qui gouvernent l’aristocratie doit y permettre peut-être aux femmes et à certains diplomates de manquer dans leurs rapports avec les roturiers, et pour une raison qui m’échappait, à la morgue que devait au contraire pratiquer impitoyablement un jeune marquis. Mon intelligence aurait pu me dire le contraire. Mais la caractéristique de l’âge ridicule que je traversais – âge nullement ingrat, très fécond – est qu’on n’y consulte pas l’intelligence et que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme. Il n’y a presque pas un des gestes qu’on a faits alors qu’on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu’on devrait regretter au contraire c’est de ne plus posséder la spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les choses d’une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste de la société, mais l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose.
Cette insolence que je devinais chez M. de Saint-Loup, et tout ce qu’elle impliquait de dureté naturelle se trouva vérifiée par son attitude chaque fois qu’il passait à côté de nous, le corps aussi inflexiblement élancé, la tête toujours aussi haute, le regard impassible, ce n’est pas assez dire, aussi implacable, dépouillé de ce vague respect qu’on a pour les droits d’autres créatures, même si elles ne connaissent pas votre tante, et qui faisait que je n’étais pas tout à fait le même devant une vieille dame que devant un bec de gaz. Ces manières glacées étaient aussi loin des lettres charmantes que je l’imaginais encore, il y a quelques jours, m’écrivant