Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Название Lettres à Mademoiselle de Volland
Автор произведения Dénis Diderot
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066079130



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et le jour et le lendemain.

      Oui, mon amie, oui, j'ai reçu toutes vos lettres; je suis tranquille; je suis heureux autant qu'on peut l'être loin de celle qu'on aime bien. Je souhaite que la lecture de l'Esprit continue de vous plaire. Si l'auteur n'a pas eu le suffrage de Grimm, et qu'il vous connût, il s'en consolerait un peu par le vôtre. Je vous vois, vous et votre mère; j'entends d'ici les mots qui rompent par intervalle le silence de votre retraite. Vous vous trompez; Mme de Saint-Aubin ne pense plus à moi; elle a découvert, au bout de trente ans, que le bruit du trictrac lui faisait mal à la tête, et nous n'y jouons plus. Je vous rends tout ce qui se fait ici mot à mot; et vous vous en amuserez parce que c'est votre ami qui vous parle.

      Il est vrai que j'attendais M. de Berlize avec impatience. Il a mis de l'importance et du mystère à sa fonction; il m'a donné la lettre de Grimm devant tout le monde, et il a attendu que nous fussions seuls pour me remettre la vôtre. Encore un petit moment, et j'accourrai, et je vous porterai une bouche innocente, des lèvres pareilles, et des yeux qui n'ont rien vu depuis un mois. Que nous serons contents de nous retrouver!...

      XXVI

      Le 1er novembre 1759.

      On se promène presque en tout temps à la campagne. S'il fait un rayon de soleil, on en profite. Je travaille beaucoup, et avec agrément. Je vois ma besogne tirer à sa fin. D'un assez grand nombre de morceaux de philosophie, il ne m'en reste que trois à faire; mais longs et difficiles: c'est l'examen du platonisme et du pythagorisme, avec l'histoire de la philosophie chez les Étrusques et les Romains[36]. Je sors des Arabes et des Sarrasins, où j'ai trouvé plus de choses intéressantes que je n'en espérais. Ces peuples ont un caractère particulier. Vous avez entendu parler de ces dévots orientaux, dont la pratique religieuse se réduit à pirouetter sur un pied jusqu'à ce qu'ils tombent par terre sans connaissance, sans sentiment, étourdis et presque morts. Croyez-vous que cette extravagance est le résultat d'un système théosophique très-suivi, très-lié, et parsemé de vérités les plus sublimes? Ils prétendent que le vertige suspendant toutes les distractions de la particule divine, elle s'en rejoint plus intimement à l'être éternel dont elle est émanée. Dans cet état de stupidité tranquille, simple, pure et une comme lui, elle entend sa voix, et jouit d'un bonheur inconnu aux profanes qui ne l'ont point éprouvé. La vénération que les musulmans ont pour les idiots est la conséquence de ce privilège. Ils les regardent comme des êtres privilégiés en qui la nature a opéré la bienheureuse imbécilité que les autres n'acquièrent que par le saint vertige. Je vous détaillerais tout cela si j'en avais le temps; vous verriez que l'islamite qui est assis immobile au fond d'une caverne obscure, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête penchée sur ses mains, les yeux attachés au bout de son nez, passant des journées entières dans l'attente de la vision béatifique, est un aussi grand philosophe que l'Européen dédaigneux qui le regarde en pitié, et qui se promène tout fier d'avoir découvert que nous ne voyons rien qu'en Dieu.

      Le saint prophète pressentit que la passion des femmes était trop naturelle, trop violente et trop générale pour tenter avec succès de la refréner. Il aima mieux y conformer sa législation que d'en multiplier les infractions en l'opposant à la pente la plus utile et la plus douce de la nature. Quand il encourageait les hommes à la vertu par l'espérance future des voluptés corporelles, il leur parlait d'une félicité qui ne leur était pas étrangère. Il prescrivait des ablutions et quelques pratiques frivoles, dont le peuple a besoin, qui sont arbitraires, telles qu'il y en a dans toutes les religions du monde, et qui ne signifient rien pour les hommes d'une piété un peu solide, comme de tourner le dos au soleil pour pisser, parmi les musulmans, ou de porter un scapulaire, parmi nous, parce qu'il faisait un culte pour la multitude. Il prêcha le dogme de la fatalité qui inspire l'audace et le mépris de la mort; le péril étant aux yeux du fataliste le même pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et pour celui qui repose dans un lit; l'instant de périr étant irrévocable, et toute prudence humaine étant vaine devant l'Éternel qui a enchaîné toutes choses d'un lien que sa volonté même ne peut ni resserrer ni relâcher.

      Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre, et par ce morceau du poëte Sadi que je vais vous traduire; il vous fera plaisir, parce qu'il m'en a fait, parce qu'il est beau, parce qu'il est plein de sentiment, de pathétique et de délicatesse[37].

      Les Sarrasins ont des maximes d'une énergie et d'une délicatesse peu communes. Aucune nation n'est aussi riche en proverbes; leurs fables sont d'une simplicité qui me charme.

      Voilà, mon amie, ceux avec qui je converse depuis quelques jours. Auparavant c'était avec les Phéniciens; auparavant avec les habitants du Malabar; auparavant avec les Indiens.

      J'ai vu toute la sagesse des nations, et j'ai pensé qu'elle ne valait pas la douce folie que m'inspirait mon amie. J'ai entendu leurs discours sublimes, et j'ai pensé qu'une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu'ils ne me donnaient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m'échauffaient; mais j'aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu'elle est passagère et trompeuse; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu'elle s'y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies. Ils me disaient: Tu vieilliras; et je répondais en moi-même: Ses ans passeront avec les miens. Vous mourrez tous deux; et j'ajoutais: Si mon amie meure avant moi je la pleurerai et serai heureux la pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd'hui; demain elle fera mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et toujours, parce qu'elle ne changera point, parce que les dieux lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la franchise, la vertu, la vérité qui ne change point. Et je fermai l'oreille aux conseils austères des philosophes; et je fis bien, n'est-ce pas, ma Sophie?

      XXVII

      Au Grandval le 2 novembre 1759.

      Le père Hoop nous a quittés; mais en revanche, il nous est arrivé une dame. Elle n'est point mal de figure. À juger par le son de sa voix, le tour de ses idées et le ton de son expression, elle a du naturel dans l'esprit et de la douceur dans le caractère. Je suis fort trompé, ou elle a déjà bien souffert quoiqu'elle soit jeune. Ceux qui ont éprouvé la peine ont un signe auquel ils se reconnaissent.

      Les dernières nouvelles qu'on nous a apportées de Paris ont rendu le Baron soucieux. Il a des sommes considérables placées dans les papiers royaux... Il disait à sa femme: «Écoutez, ma femme, si cela continue, je mets bas l'équipage, je vous achète une belle capote avec un beau parasol, et nous bénirons toute notre vie M. de Silhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les autres privilèges de l'opulence...» Et moi je pensais que pour un homme qui n'aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de superflu, il serait presque indifférent d'être pauvre ou riche. Pauvre, on s'expatrierait, on subirait la condamnation ancienne portée par la nature contre l'espèce humaine, et l'on gagnerait son pain à la sueur de son front... Ce paradoxe tient à l'égalité que j'établis entre les conditions et au peu de différence que j'émets, quant au bonheur, entre le maître de la maison et son portier... Si je suis sain d'esprit et de corps, si j'ai l'âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le vrai du feux, si j'évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence me ferait peut-être rougir, on peut m'appeller comme on voudra, milord ou sirrah: sirrah, en anglais, c'est un faquin en français, la qualité qu'un petit-maître en humeur donne à son valet... Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue un homme d'un autre; le reste n'est rien. La durée de la vie est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand on s'en va, il importe si peu d'avoir été quelqu'un ou personne. Il ne faut à la fin qu'un mauvais morceau de toile et quatre planches de sapin... Dès le matin j'entends sous ma fenêtre des ouvriers. À peine