Trois Roses dans la rue Vivienne. Gustave Claudin

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Название Trois Roses dans la rue Vivienne
Автор произведения Gustave Claudin
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066328665



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Table des matières

      Il y avait un festin fort gai dans un atelier de modistes de la rue Vivienne. Mme Talexis, la patronne, ayant à ses côtés sa première demoiselle de magasin, et entourée de toutes ses apprenties, fêtait le trentième anniversaire de la fondation de sa maison.

      Au dessert, Mme Talexis rappelait avec émotion à son auditoire féminin que c’était par son travail qu’elle était arrivée à son éminente position. Elle racontait qu’elle avait débuté par être une simple ouvrière, puis, qu’à force d’assiduité et de courage (elle n’osait point ajouter de talent), elle était parvenue à inspirer confiance à une cliente riche qui lui avait prêté l’argent nécessaire pour acheter le fonds de sa maîtresse et lui succéder.

      Mme Talexis participait tout à la fois de la maîtresse de pension et de la matrone. Elle était arrivée à ce nombre de printemps qui ne permet plus d’assigner un âge à la femme. En réalité, elle avait dépassé la cinquantaine; mais, quand elle était habillée, et qu’elle était venue par artifice au secours de tout ce qui lui manquait, elle n’était point disgracieuse. Elle avait été mariée. Son mari avait disparu sans laisser de traces. Elle était bonne pour ses apprenties et pour toutes les personnes de sa maison. Comme modiste, elle faisait école, et, quand une jeune fille sortait de chez elle pour s’établir, la débutante avait bien soin de mettre sur son enseigne: Élève de Mme Talexis. Elle se montrait, indulgente pour celles qui l’entouraient et toujours disposée à attribuer leurs fautes à la fatalité.

      Elle était aidée dans la direction de son magasin par sa première demoiselle, qui s’appelait Mlle Scabieuse. C’était son bras droit, sa coadjutrice. Mlle Scabieuse possédait des doigts de fée; elle passait pour la plus habile modiste de tout Paris. Mlle Scabieuse se donnait quarante-cinq ans; laide à ravir, elle avait le nez rouge, un peu de moustache à la lèvre, des faux cheveux abondants, des bagues à tous les doigts, et une tabatière dans laquelle elle puisait sans cesse, le soir, pour se tenir éveillée. Elle avait renoncé à s’établir, imitant ces maîtres clercs de notaire qui s’éternisent dans leur étude et ne veulent point devenir tabellions.

      Le festin se prolongeait, et la conversation était fort animée. Les jeunes modistes, un peu excitées par les divers toasts portés en l’honneur de leur maîtresse, bavardaient comme des pies borgnes. Mme Talexis prenait part à leur gaieté, et se contentait de leur dire:

      — Riez bien ce soir, petites folles; mais demain, vous travaillerez,

      Après un petit moment de silence, la patronne se recueillant, ordonna à ses convives de remplir leur verre et de porter une dernière santé.

      — Buvons, dit-elle, à la vénérable dame qui, il y a trente ans, m’a prêté la somme nécessaire pour m’établir et à laquelle je dois l’honnête aisance que je possède.

      Cette proposition fut accueillie avec empressement; on but en l’honneur de la bienfaitrice.

      En ce moment, le facteur vint à passer, et remit à l’adresse de Mme Talexis une lettre contenant sur l’enveloppe cette mention: Très -pressé.

      Mme Talexis ouvrit la lettre et lut ce qui suit:

      «Ma bonne madame Talexis,

      «J’ai été heureuse autrefois de vous rendre

       «service; je viens à mon tour vous en demander

      «un: ce serait de vous charger de trois

       «jeunes orphelines qui vous seront présentées

       «par le maire de ma commune.

      «Je vous prie de leur apprendre l’état de modiste,

      «de veiller sur elles et de les protéger de

       «votre mieux contre les dangers auxquels les

       «exposent leur jeunesse et leur beauté. Je me

       «charge des frais d’apprentissage.

      «J’attends de vous cette bonne action; je vous

       «remercie d’avance, et je vous prie de toujours

       «compter sur mon amitié.

      «CORISANDE D.»

      Après avoir lu cette lettre, les yeux de Mme Talexis se remplirent de larmes. Quand elle fut revenue de son émotion, elle dit à celles qui l’entouraient:

      — Voici une lettre de ma bienfaitrice, de la personne à la santé de laquelle nous venons de boire. Elle me demande un service; je n’ai rien à lui refuser; je vous annonce, mesdemoiselles, que, demain, vous verrez arriver trois nouvelles apprenties confiées à mes soins.

      Les modistes se regardèrent et semblèrent se réjouir de cette nouvelle.

      En effet, le lendemain, on vit arriver un brave homme de la campagne, accompagné de trois petites filles; c’était le maire de Jouarre; les trois enfants étaient les filles de la Gritte. L’aînée s’appelait Louise, la seconde Marguerite, et la plus jeune Noémie. Elles avaient été élevées dans une maison religieuse, où elles étaient restées près de quinze ans.

      Mme Talexis accueillit cordialement ce digne homme et le chargea de dire à la personne de la part de laquelle il se présentait, qu’elle se chargeait volontiers de ces trois orphelines, et qu’elle était heureuse de trouver ainsi l’occasion de lui prouver sa profonde reconnaissance.

      Cela dit, le maire embrassa Louise, Marguerite et Noémie, salua Mme Talexis et se retira.

      Aussitôt Mme Talexis pria ses nouvelles apprenties de se rendre avec leurs bagages à la mansarde du sixième étage, qu’elle leur destinait pour chambre. Dès le lendemain, elle les. installa à son comptoir, et, à titre d’essai, les pria d’assembler quelques rubans.

      Les pauvres petites, tout effarouchées, tremblaient devant elle. Sans échanger une parole; sans lever la tête un seul instant, elles travaillèrent toute la journée. Le soir, une première modiste vint examiner ce qu’elles avaient fait, et le trouva bien; ce premier encouragement les rassura un peu,

      Plusieurs longues journées s’écoulèrent, sans qu’elles osassent adresser la parole aux autres jeunes filles qui travaillaient à la même table. Elles écoutaient leur bavardage sans le comprendre, par la raison qu’il se rapportait à des choses dont elles n’avaient jamais entendu parler.

      Mme Talexis, sans qu’on sût pourquoi autour d’elle, s’intéressa beaucoup aux nouvelles venues, bien qu’elles fussent incapables de lui rendre le moindre service.

      Elles ne savaient encore rien du métier qu’on se préparait à leur enseigner. Il fallait voir les grands yeux qu’elles ouvrirent, lorsque, pour la première fois, on confia à leurs mains novices les fleurs, les plumes et les rubans avec lesquels les modistes font les chapeaux. La modiste, par état, est condamnée à un cours de coquetterie. Sa mission frivole est d’atténuer la laideur de celles qui ne sont pas jolies, et d’aiguiser les charmes de celles qui sont belles. C’était là, pour elles, des idées qui troublaient leur petite cervelle. Mme Talexis, avec une sollicitude marquée, prenait la peine de leur dégrossir les doigts et de leur déniaiser l’esprit au plus vite.

      Dans l’atelier, cette prédilection fut remarquée et excita la jalousie de leurs compagnes, que la patronne traitait bien plus durement; mais leur jalousie devint encore plus grande, lorsque Mme Talexis eut dépouillé Louise, Marguerite et Noémie de leurs habits mal faits, pour y substituer de jolies robes à la mode du jour. Ce fut comme un coup de théâtre, et Mme Talexis, qui était, par profession, blasée sur la grâce et la beauté dont elle avait vu passer tant d’échantillons devant ses yeux, fut émerveillée de la transformation. Il était défendu d’être aussi. ravissantes et aussi gracieuses que l’étaient ces pauvres