Au soleil de juillet (1829-1830). Paul Adam

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Название Au soleil de juillet (1829-1830)
Автор произведения Paul Adam
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066082222



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fois hors la ville, Dieudonné entreprit rudement son cousin, à propos des signatures.

      —Il t'appartenait de nous avertir au préalable. Je ne me soucie point de passer pour un disciple de Loyola.

      —Que t'importe? Nous pensons de même.

      —Sur le fond, oui. Sur la forme, non.

      —Un chimiste de ta valeur peut-il se soustraire au devoir de faciliter une pareille œuvre scientifique.

      —Tu es habile pour donner de la couleur à la réalité des choses.

      —Si jamais les Frères Trois-Points et les carbonari te reprochent quoi que ce soit, il te sera facile d'invoquer ta passion pour les expériences de laboratoire.

      —Parbleu!...

      Le gros garçon haussa les épaules, puis bouda. Indifférent, l'abbé s'endormit, ballotté par les cahots; et les mains à l'abri dans ses manches de soutane.

      Les chevaux trottèrent sous la lune bleuissant les guérets et les éteules, les maisons blafardes aux fenêtres rosées par les lumières intérieures, les ombres des bois éloignés, les horizons vagues. Omer songeait aux nuits romaines, à l'échine frissonnante, à la croupe douce, aux seins rebelles, à la bouche chaude et duveteuse de sa maîtresse italienne Carita. Languissait-elle dans la prison du pape, avec ses huit sœurs, complices de leur pauvre père, le brocanteur carbonaro. Omer évoqua la bagarre sur la route de Frosinone, quand on avait voulu arracher le captif et ses papiers aux sbires pontificaux. O la mâchoire sanglante de cet antiquaire tué par le soldat écarlate, et le crâne chauve de Cartoleone que poignardait le sbire à la portière du carrosse, et toute la foule stupide de Ferentino sous la bannière de la Madone; et le dominicain dépouillé, en chemise sale, menaçant les agresseurs forcenés. Omer avait donc participé à cet attentat, lui qui somnolait à présent, dans cette voiture de fermiers cossus parcourant leurs terres.

      Le sommeil de ce pays appartenait aux siens et à lui-même. Ceux qui se reposaient devant les dernières flambées de l'âtre en étendant leurs doigts noueux, ceux qui rêvaient de douleurs plus grandes, ceux qui s'énervaient dans les mouvements de l'amour, ceux qui pleuraient dans l'obscur, ceux qui riaient en chatouillant leurs épouses, ceux qui geignaient sous la morsure du mal physique, ceux qui veillaient en calculant leur ruine, ceux qui ronflaient, l'âme morte et le corps blotti, les filles solitaires qui souhaitaient la violence d'un mâle, et les adolescents malingres que leurs désirs épuisaient, tous avaient consacré leurs travaux diurnes à la richesse des Moulins Héricourt, de la Fosse Cavrois et des tanneries de la Scarpe.

      Les blés, les avoines, les orges de ces champs nus, que de chariots les avaient transportés dans la grange de la tante Caroline, que de bateaux les emmenaient au fil de la rivière vers les horizons des Hollandes; après les labeurs de l'an révolu. Au milieu de la plaine, les péniches des Héricourt couvraient à la file les miroitements de l'eau, derrière une écluse. On apercevait des lueurs aux croisées minuscules de la cabane juchée sur la cargaison, entre la barre du gouvernail et le pied du mât nu. Par l'artère du pays, le fruit des efforts s'en allait vers l'or batave et anglais, fortune de la Banque d'Artois.

      D'avoir produit cela, le peuple et la terre étaient las, qui dormaient dans le rayon de lune. «Les voici las d'avoir forgé notre puissance, songeait Omer; il faut que cette puissance croisse encore pour que je m'affranchisse, pour que mon esprit triomphe, pour que la Loi règne et soumette les rois mêmes!»

      —Notre fief, dit-il à Dieudonné, en montrant l'espace circulaire de la plaine traversée par l'onde sinueuse et argentine. On dirait d'un écu que barre le lambel.

      Dieudonné nomma les villages dont les bannières viendraient avec leurs dévôts saluer la croix de la mission dans Arras, sur la Terre de Cité. Quand le préfet, l'évêque et les gendarmes se dérangeaient pour accroître l'apparat de la fête, nul ne se fût avisé de déplaire aux Cavrois en manquant, nul parmi les cultivateurs qui vendent leurs blés et leurs œillettes aux Moulins Héricourt, leurs orges et leurs escourgeons à la brasserie, leurs betteraves à la fabrique de sucre, les peaux du bétail aux tanneries de la Scarpe; nul parmi les épiciers et les tailleurs, les bouchers et les charrons, les boulangers de qui la Banque d'Artois escompte les traites; nul parmi les menuisiers qui façonnent les planches des chalands, les cabaretiers qui abreuvent les travailleurs, les maquignons qui vendent leurs bêtes aux charretiers des usines et aux hâleurs des péniches; nul parmi les forgerons qui réparent les machines de la Compagnie; nul parmi les comptables et les entrepreneurs de bâtiments. A chaque maison visible, dans la plaine, sur le bord de la route, le gros Cavrois indiquait la sorte de gens qui sortirait, le surlendemain, dans le cabriolet ou la carriole pour gagner la ville. Afin de couper court, l'attelage fut mené par des chemins de traverse, en vue de la fosse Cavrois, que signalaient cent réverbères illuminant, au bout des potences, la nuit près de s'assombrir. A la base d'une colline de charbon, un grand feu pétillait et rongeait la masse noire. Des ombres humaines s'agitaient devant. Un gros cheval blanc tirait, au pas, le train de bennes sur une voie ferrée, le long des chaumières mortes et des hangars vides. Cinq hameaux de mineurs s'échelonnaient dans la plaine, où braillait une bande de garçons ivres. L'orchestre strident d'un bal, dans un cirque de palissades, couvrait mille cris de filles joyeuses.

      —Te souviens-tu qu'il y avait ici une broussaille, rappela Dieudonné, autrefois, quand nous étions de tout petits garçons, une broussaille qu'incendiaient les gamins pour faire place nette? Alors, le cordier et ses enfants venaient y planter leurs râteaux et tordre dessus le chanvre neuf. Tu ne te souviens pas?... Pour nous apprendre la pratique de la charité, on nous amenait ici en voiture. Nous remettions nous-mêmes les sacs de croûtes, les vieux souliers, les manteaux hors d'usage à la femme du cordier. Elle était si pâle qu'elle nous faisait peur, et l'on nous défendait de toucher à ses enfants parce que les dartres couvraient leurs joues... Ah! les pauvres diables que c'étaient là!... Toute la broussaille ne donnait pas de quoi vivre, à cette famille. Le sol ne valait rien pour la culture. Les carottes mêmes ne poussaient pas. Tous les ans, il mourait une fille ou un garçon malade de la poitrine. Maintenant! Hein?... Douze cents ouvriers, leurs femmes et leurs mioches, se rassasient à la même place, depuis que l'on a découvert le gisement de houille. On se met en liesse avec de la bière forte et du bon genièvre, dans cinq villages. Et la jeunesse danse où grognaient dans le temps les deux porcs du cordier poitrinaire. Le maire doit ouvrir une troisième école. L'aubergiste qui organise les repas de noces et les concours d'arbalète se retire des affaires. Il achète de la rente...

      —Oui, Saint-Simon et M. Enfantin triomphent ici. L'industrie guérit le peuple de la misère, de l'avilissement et de la mort... Ma tante Caroline a sauvé les hommes de cette région comme les abbés défricheurs et semeurs du temps de saint Bernard, qui réunirent, dans l'asile des cloîtres, les faibles à vie précaire...

      —C'est une fameuse, tu sais, ma mère! déclara sourdement le gros Dieudonné, comme s'il eût craint de laisser un sanglot d'émotion altérer sa voix... C'est une bonne femme, et une femme de tête, maman!...

      —Certes!

      Omer imagina le bonnet de nuit ficelé sous le double menton de la tante Caroline, les pans d'un châle écossais qui, pudiquement, recouvraient la hideur du ventre obèse, par-dessus la camisole grise, si la meunière se relevait, la nuit, afin de noter sur l'agenda, à la lueur de la chandelle, une conception née pendant le sommeil. C'était elle, cette grosse femme, un peu commune et bonasse qui, en trente ans, avait élargi, de la sorte, le fief de son père, ce vieil Héricourt, autoritaire comme la Convention, capable d'immoler ses deux épouses successives aux nécessités du travail, et de lancer par le monde les forces de ses quatre fils, officiers et marins, de ses deux gendres, le diplomate comte de Châteaubriand-Blassans et le fonctionnaire impérial Cavrois. C'était la tante Caroline qui avait, la première, fabriqué le sucre de betterave durant le blocus continental.

      —Maman! ah, maman!

      Le garçon aux lourdes joues répéta ce mot. Son bras court embrassait du geste l'espace de la plaine.

      Peut-être deux larmes bleuâtres coulèrent-elles sur le