Aventures du Capitaine Hatteras. Jules Verne

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Название Aventures du Capitaine Hatteras
Автор произведения Jules Verne
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066089689



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sur un ciel grisâtre. Le 10, le Forward laissait sur la droite la baie de Hingston près du soixante-quatorzième degré de latitude; le canal de Lancastre s'ouvrait dans la mer à plusieurs centaines de milles dans l'ouest.

      Mais alors cette immense étendue d'eau disparaissait sous de vastes champs, sur lesquels s'élevaient des hummoks réguliers comme la cristallisation d'une même substance. Shandon fit allumer ses fourneaux, et jusqu'au 11 mai le Forward serpenta dans les pertuis sinueux, traçant avec sa noire fumée sur le ciel la route qu'il suivait sur la mer.

      Mais de nouveaux obstacles ne tardèrent pas à se présenter; les passes se fermaient par suite de l'incessant déplacement des masses flottantes; l'eau menaçait à chaque instant de manquer devant la proue du Forward, et s'il venait à être nipped[1], il lui serait difficile de s'en tirer. Chacun le savait, chacun y pensait.

      [1] Pincé.

      Aussi, à bord de ce navire sans but, sans destination connue, qui cherchait follement à s'élever vers le nord, quelques symptômes d'hésitation se manifestèrent; parmi ces gens habitués à une existence de dangers, beaucoup, oubliant les avantages offerts, regrettaient de s'être aventurés si loin. Il régnait déjà dans les esprits une certaine démoralisation, accrue encore par les frayeurs de Clifton, et les propos de deux ou trois meneurs, tels que Pen, Gripper, Waren et Wolsten.

      Aux inquiétudes morales de l'équipage se joignaient alors des fatigues accablantes, car, le 12 mai, le brick se trouvait enfermé de toutes parts; sa vapeur était impuissante. Il fallut s'ouvrir un chemin à travers les champs de glace. La manoeuvre des scies était fort pénible dans ces floes[1] qui mesuraient jusqu'à six et sept pieds d'épaisseur; lorsque deux entailles parallèles divisaient la glace sur une longueur d'une centaine de pieds, il fallait casser la partie intérieure à coups de hache et d'anspect; alors on élongeait des ancres fixées dans un trou fait au moyen d'une grosse tarière; puis la manoeuvre du cabestan commençait, et on halait le navire à bras; la plus grande difficulté consistait à faire rentrer sous les floes les morceaux brisés, afin de livrer passage au bâtiment, et l'on devait les repousser au moyen de pôles, longues perches munies d'une pointe en fer.

      [1] Glaçons.

      Enfin, manoeuvre de la scie, manoeuvre du halage, manoeuvre du cabestan, manoeuvre des pôles, manoeuvres incessantes, obligées, périlleuses, au milieu du brouillard ou des neiges épaisses, température relativement basse, souffrances ophthalmiques, inquiétudes morales, tout contribuait à affaiblir l'équipage du Forward et à réagir sur son imagination.

      Lorsque les matelots ont affaire à un homme énergique, audacieux, convaincu, qui sait ce qu'il veut, où il va, à quel but il tend, la confiance les soutient en dépit d'eux-mêmes; ils sont unis de coeur avec leur chef, forts de sa propre force, et tranquilles de sa propre tranquillité. Mais à bord du brick, on sentait que le commandant n'était pas rassuré, qu'il hésitait devant ce but et cette destination inconnus. Malgré l'énergie de son caractère, sa défaillance se traduisait à son insu par des changements d'ordres, des manoeuvres incomplètes, des réflexions intempestives, mille détails qui ne pouvaient échapper à son équipage.

      Et puis, Shandon n'était pas le capitaine de navire, le maître après Dieu; raison suffisante pour qu'on en arrivât à discuter ses ordres: or, de la discussion au refus d'obéir, le pas est rapidement franchi.

      Les mécontents rallièrent bientôt à leurs idées le premier ingénieur, qui jusqu'ici restait esclave du devoir.

      Le 16 mai, six jours après l'arrivée du Forward à la banquise, Shandon n'avait pas gagné deux milles dans le nord. On était menacé d'être pris par les glaces jusqu'à la saison prochaine. Cela devenait fort grave.

      Vers les huit heures du soir, Shandon et le docteur, accompagnés du matelot Garry, allèrent à la découverte au milieu des plaines immenses; ils eurent soin de ne pas trop s'éloigner du navire, car il devenait difficile de se créer des points de repère dans ces solitudes blanches, dont les aspects changeaient incessamment. La réfraction produisait d'étranges effets; le docteur en demeurait étonné; là où il croyait n'avoir qu'un saut d'un pied à faire, c'était cinq ou six pieds à franchir; ou bien le contraire arrivait, et dans les deux cas le résultat était une chute, sinon dangereuse, du moins fort pénible, sur ces éclats de glace durs et acérés comme du verre.

      Shandon et ses deux compagnons allaient à la recherche de passes praticables; à trois milles du navire, ils parvinrent non sans peine à gravir un ice-berg qui pouvait mesurer trois cents pieds de hauteur. De là, leur vue s'étendit sur cet amas désolé, semblable aux ruines d'une ville gigantesque, avec ses obélisques abattus, ses clochers renversés, ses palais culbutés tout d'une pièce. Un véritable chaos. Le soleil traînait péniblement ses orbes autour d'un horizon hérissé, et jetait de longs rayons obliques d'une lumière sans chaleur, comme si des substances athermanes se fussent placées entre lui et ce pays dévasté.

      La mer paraissait entièrement prise jusqu'aux limites les plus reculées du regard.

      «Comment passerons-nous? dit le docteur.

      —Je l'ignore, répondit Shandon, mais nous passerons, dût-on employer la poudre à faire sauter ces montagnes; je ne me laisserai certainement pas saisir par les glaces jusqu'au printemps prochain.

      —Comme cela cependant arriva au Fox, à peu près dans ces parages. Bah! fit le docteur, nous passerons… avec un peu de philosophie. Vous verrez, cela vaut toutes les machines du monde!

      —Il faut avouer, répondit Shandon, que cette année ne se présente pas sous une apparence favorable.

      —Cela n'est pas contestable, Shandon, et je remarque que la mer de

       Baffin tend à se retrouver dans l'état où elle était avant 1817.

      —Est-ce que vous pensez, docteur, que ce qui est maintenant n'a pas toujours été?

      —Non, mon cher Shandon; il y a, de temps en temps de vastes débâcles que les savants n'expliquent guère; ainsi, jusqu'en 1817, cette mer demeurait constamment obstruée, lorsqu'un immense cataclysme eut lieu, et rejeta dans l'Océan ces ice-bergs, dont la plus grande partie vint s'échouer sur le banc de Terre-Neuve. A partir de ce moment, la baie de Baffin fut à peu près libre, et devint le rendez-vous de nombreux baleiniers.

      —Ainsi, demanda Shandon, depuis cette époque les voyages au nord furent plus faciles?

      —Incomparablement; mais on remarque que depuis quelques années la baie tend à se reprendre encore, et menace de se fermer, pour longtemps peut-être, aux investigations des navigateurs. Raison de plus, donc, pour pousser aussi avant qu'il nous sera possible. Et cependant nous avons un peu l'air de gens qui s'avancent dans des galeries inconnues, dont les portes se referment sans cesse derrière eux.

      —Me conseilleriez-vous de reculer! demanda Shandon en essayant de lire au plus profond des yeux du docteur.

      —Moi! je n'ai jamais su mettre un pied derrière l'autre, et, dût-on ne jamais revenir, je dis qu'il faut marcher. Seulement, je tiens à établir que si nous faisons des imprudences, nous savons parfaitement à quoi nous nous exposons.

      —Et vous, Garry, qu'en pensez-vous? demanda Shandon au matelot.

      —Moi, commandant, j'irais tout droit; je pense comme monsieur Clawbonny; d'ailleurs, vous ferez ce qu'il vous plaira; commandez, nous obéirons.

      —Tous ne parlent pas comme vous, Garry, reprit Shandon; tous ne sont pas d'humeur à obéir! Et s'ils refusent d'exécuter mes ordres?

      —Je vous ai donné mon avis, commandant, répondit Garry d'un air froid, parce que vous me l'avez demandé; mais vous n'êtes pas obligé de le suivre.»

      Shandon ne répondit pas; il examina attentivement l'horizon, et redescendit avec ses deux compagnons sur les champs de glace.