Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey

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Название Le crime de l'omnibus
Автор произведения Fortuné du Boisgobey
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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quoi défrayer de copie pendant trois mois tous les journaux de Paris.

      – Tu es fou. Les journaux raconteront demain qu’une jeune fille est morte subitement dans un omnibus, et après-demain il n’en sera plus question.

      – Si le public ne s’en occupe plus, moi, je m’en occuperai.

      – Tu veux faire de la police pour ton agrément! Il ne te manquait plus que cela. C’est complet.

      – Il faut bien employer ses loisirs à quelque chose, et j’ai du temps de reste.

      – Et ton tableau, malheureux, ton tableau, qui devait être prêt pour l’exposition et qui est à peine commencé!

      – Je m’y mettrai au printemps. L’hiver, je ne suis jamais en train. J’ai donc deux mois devant moi, et avant deux mois, j’aurai retrouvé la femme qui a fait ce mauvais coup.

      – C’est-à-dire celle qui était assise à côté de cette pauvre enfant?

      – Naturellement.

      – Pardon! il y en avait deux, l’une à la droite, l’autre à la gauche de la petite.

      – Celle qui est restée jusqu’à la rue de Laval, et qui t’a si adroitement repassé le cadavre.

      – Fais-moi donc le plaisir de m’expliquer comment elle a pu s’y prendre pour tuer sa voisine sans que personne s’en aperçût.

      – Très volontiers… dès que tu auras répondu aux questions que je vais te poser. Tu m’as dit que la jeune fille s’appuyait sur la dame voilée…

      – Oui… je crois même que la dame la tenait par la taille.

      – À quel moment a-t-elle commencé à l’entourer charitablement de son bras?

      – Mais il me semble que c’est après la descente du Pont Neuf. L’omnibus allait très vite, et une roue a dû passer sur une grosse pierre, car il y a eu un cahot très violent. La petite a jeté un cri… oh! un cri bien faible… Elle a porté la main à son cœur, elle s’est renversée en arrière… probablement la secousse lui avait brisé un vaisseau dans la poitrine… Elle est morte sans souffrir… et presque sans faire un mouvement.

      – C’est, en effet, on ne peut plus vraisemblable, dit ironiquement Binos. Et alors, après ce léger spasme, elle a penché la tête… la bonne voisine a présenté son épaule… elle a fait de son bras une ceinture à l’enfant qui n’a plus bougé.

      – Tu racontes la scène exactement comme si tu l’avais vue.

      – Et toi qui l’as vue, tu as trouvé tout simple que cette jeune personne s’endormît tout à coup et ne se réveillât plus.

      – Je n’y ai pas fait d’abord grande attention… on n’y voyait pas très clair dans le fond de la voiture. Les lanternes étaient presque éteintes.

      – Parbleu! j’en étais sûr. La scélérate comptait sur l’obscurité.

      – Mais, encore une fois, de quel procédé a-t-elle usé pour expédier dans l’autre monde, en moins de dix secondes, une fille qui n’avait pas vingt ans et qui ne demandait qu’à vivre? Tu ne me soutiendras pas, je suppose, qu’elle l’a poignardée?

      – Poignardée, oh! non. Il y a des moyens plus sûrs et moins bruyants.

      – Lesquels?

      – Mais… le poison, par exemple… avec une goutte d’acide prussique, on foudroie l’homme le plus robuste.

      – Quand on la lui verse dans l’œil ou sur la langue, oui…

      – Ou sur une simple écorchure de la peau… Tu hausses les épaules… très bien! Je n’ai pas la prétention de te convaincre ce soir. Demain, tu reconnaîtras peut-être que j’avais raison. Je monterai à ton atelier dans l’après-midi.

      «En attendant, je te quitte. Voilà les brancardiers qui emportent le corps. Je m’en vais flâner du côté du poste pour savoir un peu ce que l’on dit de cette histoire-là. Je connais le brigadier. Il me donnera des renseignements.

      Et le policier par vocation se précipita hors du café en criant à son ami:

      – Tu régleras mes consommations. Je n’ai que quatorze bocks.

      II. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le proverbe…

      Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le proverbe.

      Le lendemain de ce triste voyage en omnibus qui s’était terminé par une catastrophe, un beau soleil d’hiver éclairait la place Pigalle. La température s’était subitement adoucie; la fontaine dégelée lançait son gai jet d’eau vers le ciel bleu, et les modèles italiens, assis sur les marches autour du bassin, souriaient d’aise aux rayons de l’astre qui les réchauffait pendant la longue station devant les ateliers.

      Et Paul Freneuse était aussi joyeux que le temps. Une nuit de repos avait calmé ses émotions de la veille et chassé les visions lugubres. Il ne pensait plus à cette aventure que pour plaindre la pauvre morte et pour se féliciter de n’avoir pas pris au sérieux les ridicules imaginations de l’ami Binos.

      Il avait reçu dans la matinée la visite d’un inspecteur envoyé par le commissaire, plutôt pour causer avec lui que pour l’interroger, car la mort accidentelle venait d’être bien et dûment constatée par le médecin commis à l’examen du corps, qui ne portait aucune trace de violence.

      La jeune fille avait dû succomber à une hémorragie interne, et, en attendant que l’autopsie confirmât les conclusions du docteur, le cadavre avait été envoyé à la Morgue pour y être exposé, car on n’avait trouvé sur elle aucune indication qui pût servir à établir son identité.

      Les faits d’ailleurs ne permettaient pas de supposer qu’un crime eût été commis; sur ce point, le témoignage du conducteur était très net.

      En déposant devant le commissaire, il ne s’était pas privé de se moquer du voyageur qui, en arrivant à la station, criait qu’on venait d’assassiner la petite, et il avait démontré sans peine que l’idée de ce monsieur n’avait pas le sens commun.

      Le voyageur, c’était Paul Freneuse, que le commissaire connaissait très bien de réputation, car son nom était déjà célèbre, et qui n’était pas difficile à trouver, puisqu’il avait laissé son adresse aux gardiens de la paix.

      Mais Paul Freneuse avait complètement changé d’avis, si bien qu’il jugea tout à fait inutile d’entretenir l’inspecteur des absurdes raisonnements dont ce fou de Binos l’avait régalé en buvant de la bière. Il se contenta de raconter ce qu’il avait vu sans réflexions et sans commentaires.

      Et, tout le monde étant d’accord, Freneuse, délivré d’une préoccupation assez désagréable, avait déjeuné avec appétit et s’était mis à la besogne avec ardeur.

      Il achevait alors un tableau sur lequel il comptait beaucoup pour enlever au prochain Salon un de ces succès qui classent définitivement un artiste: une figure de femme, une seule, une jeune Romaine gardant une chèvre au pied du tombeau de Cecilia Metella.

      Et il avait eu le bonheur de découvrir un modèle que Dieu semblait avoir créé tout exprès pour lui fournir le type qu’il rêvait.

      C’était une toute jeune fille, presque une enfant, qu’il avait rencontrée un jour, descendant des hauteurs de Montmartre, et qui lui avait demandé le chemin du Jardin des Plantes.

      Freneuse avait passé quatre ans à Rome, et il savait assez d’italien pour renseigner la petite dans la seule langue qu’elle comprît bien.

      Puis, il s’était enquis de ce qu’elle faisait à Paris, et elle lui avait répondu sans embarras qu’elle venait d’y arriver, amenée par un de ses compatriotes qui faisait le métier de racoler en Italie des modèles des deux sexes, et qui logeait rue des Fossés-Saint-Bernard, près de la Halle aux vins, dans une grande