Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey

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Название Le crime de l'omnibus
Автор произведения Fortuné du Boisgobey
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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vite à devenir l’obligée d’un inconnu n’était évidemment pas du même monde que son chevalier d’occasion, car sa toilette était presque élégante.

      Elle paraissait avoir une jolie taille, et ses yeux brillaient à travers la voilette de blonde noire qu’elle s’obstinait à ne pas relever.

      Il n’en fallait pas davantage pour qu’un chercheur s’occupât d’elle, et l’artiste assis en face de cette mystérieuse personne était un chercheur.

      Il partagea son attention entre la dame voilée et la jeune femme assise à côté d’elle.

      Celle-là aussi avait rabattu le voile attaché autour de sa toque de velours marron, et l’on ne voyait guère que le bas de sa figure, un menton à fossettes, une bouche un peu grande, mais d’un dessin très pur, et des joues pâles, d’une pâleur mate.

      Un teint d’Espagnole, se disait le grand brun. Je suis sûr qu’elle est charmante. Quel dommage que le froid l’empêche de montrer le bout de son nez! Maintenant, elles ont toutes la manie, pour peu que le thermomètre baisse, de se masquer pour sortir, et quand on tient à rencontrer de jolis minois, il faut attendre l’été.

      Encore, s’il faisait clair dans ce diable d’omnibus; mais une des lanternes est éteinte, et l’autre charbonne comme un lampion qui n’a plus d’huile. On n’y voit goutte. Nous sommes dans une caverne roulante. On y commettrait des crimes que personne ne s’en apercevrait…

      En continuant à observer, le grand brun reconnut que la jeune fille ne devait pas être riche.

      Elle portait, en plein mois de janvier, un petit manteau court, sans manches, ce qu’on appelle une visite, en étoffe noire si mince et si usée qu’on gelait rien qu’en la regardant, une robe d’alpaga, couleur raisin de Corinthe, qu’un long usage avait rendu luisante, et elle cachait ses mains dans un manchon étriqué et déplumé, un manchon qui avait dû être acheté jadis pour une fillette de douze ans.

      – Qui est-elle? d’où vient-elle? où va-t-elle? se demandait le jeune homme. Et pourquoi sa voisine la regarde-t-elle du coin de l’œil? Est-ce qu’elle la connaît? Non, puisqu’elle ne lui parle pas.

      Cependant, l’omnibus avait fait du chemin. Il roulait maintenant sur le pont Neuf, et le cocher, qui avait hâte de finir sa journée, lança ses chevaux au grand trot sur la pente qui descend vers le quai du Louvre.

      Les voitures de transport en commun ne sont pas tout à fait aussi bien suspendues que les calèches à huit ressorts, et ce mouvement précipité eut pour effet de cahoter fortement les voyageurs.

      La jeune femme fut jetée sur sa voisine, la dernière arrivée, et se cramponna à son bras, en jetant un faible cri, qui fut suivi d’un profond soupir.

      – Appuyez-vous sur moi, si vous êtes souffrante, mademoiselle, dit la dame voilée.

      L’autre ne répondit pas, mais elle se laissa aller sur l’épaule de la compatissante personne qui lui proposait de la soutenir.

      – Cette jeune dame se trouve mal, s’écria le grand brun. Il faudrait faire arrêter la voiture, et je vais…

      – Mais non, monsieur; elle dort, dit tranquillement la dame voilée.

      – Pardon! j’avais cru…

      – Elle dormait déjà lorsque les cahots l’ont réveillée en sursaut. Mais la voilà repartie. Laissons-la se reposer.

      – Sur vous, madame! Ne craignez-vous pas…

      – Qu’elle ne me fatigue? oh! pas du tout. Et elle ne tombera pas, j’en réponds, car je vais la soutenir, reprit la dame en passant son bras droit autour de la dormeuse.

      Le grand brun s’inclina, sans insister. Il était bien élevé, et il trouvait qu’il en avait déjà trop fait en se mêlant de ce qui ne le regardait pas.

      – Ces jeunesses d’à présent, ça fait pitié, dit entre ses dents la grosse femme au bonnet. Moi, j’ai poussé la charrette toute la soirée pour vendre des oranges, et, s’il fallait, j’aurais encore des jambes pour monter à pied jusqu’en haut de Montmartre. Ah! si celle-là s’en allait danser à la Boule-Noire ou à l’Élysée, c’est ça qui la réveillerait. Mais pour rentrer chez maman, bernique! il n’y a plus personne.

      Elle en fut pour ses réflexions. La jeune fille qu’elles visaient ne bougea point. La voisine dont l’épaule servait d’oreiller fit semblant de ne pas avoir entendu, et l’artiste assis en face d’elles ne dit mot, quoiqu’il eût bien envie de rabrouer un peu cette commère mal apprise.

      Il se remit à observer, et il s’attendrit presque en voyant que la dame voilée s’emparait doucement des mains nues de l’endormie et les replaçait dans le maigre manchon que la pauvre fille portait suspendu à son cou par une cordelière éraillée.

      Une mère ne soignerait pas mieux son enfant, pensait-il. Et moi qui prenais cette excellente femme pour une chercheuse d’aventures! Pourquoi? Je me le demande. Parce qu’elle a accepté la place d’un monsieur, et parce qu’elle l’a remercié en se laissant serrer le bout des doigts. Eh bien, ce galant personnage en sera pour sa politesse… et peut-être pour une fluxion de poitrine, car on doit geler là-haut.

      C’est égal, je voudrais bien voir toute la figure de la fillette qui dort d’un si profond sommeil. Les lignes du bas sont parfaites. Elle ne doit pas rouler sur l’or, cette petite, à en juger par sa toilette, et je parierais volontiers qu’elle consentirait à poser pour la tête.

      Si elle s’arrête en chemin, je ne m’amuserai pas à la suivre; mais si elle va jusqu’à la place Pigalle, je lui proposerai en descendant de me donner quelques séances.

      Espérons qu’elle ouvrira les yeux avant la fin du voyage.

      L’omnibus roulait toujours d’un train à faire honte aux fiacres. Les deux vigoureux percherons qui le traînaient distançaient toutes les rosses que les loueurs de voitures de place attellent, dès que le soleil est couché. Ils allaient d’autant plus vite qu’aucun voyageur ne demandant le cordon, le cocher, qui n’était pas obligé de les retenir souvent pour laisser descendre quelqu’un, les poussait tant qu’il pouvait. C’était à peine s’il s’arrêtait aux stations réglementaires.

      Personne à prendre au bureau de la rue du Louvre; personne non plus au bureau de la rue Croix-des-Petits-Champs.

      Place de la Bourse, il y eut du changement. Trois femmes assises à l’entrée de la voiture furent remplacées par une famille bourgeoise, le père, la mère et un petit garçon. Mais les voyageuses du fond ne bougèrent pas.

      La jeune fille dormait toujours, appuyée sur sa charitable voisine; la marchande d’oranges avait fini par s’assoupir; d’autres femmes somnolaient aussi; de sorte qu’après la station de la rue de Châteaudun, qui est la dernière, quand l’attelage, renforcé d’un troisième cheval, se mit à gravir la rude côte de la rue des Martyrs, l’intérieur de l’omnibus ressemblait à un dortoir.

      La massive machine roulait comme un navire balancé par la houle et berçait si doucement les passagers, qu’ils se laissaient presque tous aller peu à peu à dodeliner de la tête et à fermer les yeux.

      Il n’y avait plus guère que le grand brun qui se tint droit. Le conducteur suivait à pied pour se dégourdir les jambes, et le cocher faisait claquer son fouet pour se réchauffer.

      Au dernier tiers de la montée, la grosse commère se réveilla en sursaut et se mit aussitôt à crier qu’elle voulait descendre.

      L’endroit n’est pas commode pour arrêter, car la pente est si raide que les chevaux glissent et reculent aussitôt qu’ils cessent d’avancer. Les dames qui tiennent à mettre pied à terre avant d’arriver au haut de l’escarpement doivent requérir l’aide du conducteur.

      Ainsi fit la femme obèse, non sans grommeler des mots peu gracieux à l’adresse de ce brave employé qui n’arrivait pas assez vite pour la recevoir dans ses bras. Elle se précipita vers la sortie en écrasant les orteils de ses voisines,