Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey

Читать онлайн.
Название Le crime de l'omnibus
Автор произведения Fortuné du Boisgobey
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

porte du bureau.

      – Il y a une morte dans ce bureau… une jeune fille ravissante qui a voyagé avec moi… en face de moi d’abord et à côté de moi ensuite…

      – Aurait-elle rendu l’âme dans tes bras? demanda Binos, toujours gouailleur.

      – À peu près. Et personne ne s’est aperçu qu’elle expirait.

      – Qu’est-ce que tu me racontes là?

      – Je te dis la vérité. C’est tout ce qu’il y a de plus extraordinaire… tellement extraordinaire que tout à l’heure j’en étais presque venu à croire que cette mort n’était pas naturelle.

      – Un mystère à débrouiller. C’est mon affaire. J’étais né pour être policier, et j’en remontrerais aux plus malins agents de la Sûreté. Narre-moi l’histoire, et je te donnerai mes conclusions, dès que je connaîtrai les faits.

      – Les faits! mais il n’y en a pas. Tout s’est passé le plus simplement du monde. Quand je suis arrivé à la station du boulevard Saint-Germain, la jeune fille était déjà dans la voiture. J’entrevoyais qu’elle était jolie, et je me suis placé en face d’elle. Une grosse femme était assise à sa droite, un monsieur à sa gauche… un monsieur, si l’on veut… il avait l’air d’un ancien tambour de la garde nationale.

      – Bon! voilà déjà un homme suspect.

      «Suspect ou non, avant le départ de l’omnibus, il a cédé sa place à une dame qui était arrivée en retard… une vraie dame, celle-là… élégamment habillée et pas laide du tout, autant que j’ai pu en juger à travers sa voilette.

      – Si elle ne l’a pas relevée, c’est qu’elle avait un motif pour se cacher. Et elle a accepté, sans hésiter, la politesse de l’individu que tu viens de me décrire? Sais-tu ce que ça prouve? Qu’ils se connaissaient, et que la chose était convenue d’avance entre eux. L’homme gardait la place. La femme l’a prise, et c’est elle qui a fait le coup.

      – Mais il n’y a pas eu de coup, s’écria Freneuse.

      – Tu crois ça, parce que tu n’as rien vu, dit Binos qui suivait son idée avec une persistance imperturbable. Je le déclare encore une fois que cet échange de place n’est pas naturel. Maintenant, j’ai une base, ça me suffit. Continue. C’était la dernière voiture, n’est-ce pas?

      – Oui. J’ai couru depuis la rue Lacépède pour ne pas la manquer.

      – Raison de plus pour que l’homme ne descendit pas. S’il est resté, c’est qu’il n’avait pas envie de partir.

      – Il n’est pas resté. Il est monté sur l’impériale.

      – Plusieurs degrés au-dessous de zéro et une bise qui vous coupe la figure… Je suis fixé; il s’est perché là-haut parce qu’il voulait s’assurer que sa complice exécuterait l’opération.

      – Pas du tout. L’homme a mis pied à terre à l’entrée de la rue de la Tour-d’Auvergne, et la femme un peu plus loin… au coin de la rue de Laval.

      – C’est-à-dire trois minutes après. Ils n’auront pas eu de peine à se rejoindre. Je suis sûr qu’en descendant l’homme s’est arrêté un instant sur le marchepied pour que la femme vît qu’il partait.

      – Non, mais j’ai remarqué…

      – Quoi?

      – Qu’avant de quitter l’impériale, l’homme a frappé trois ou quatre coups de talon si vigoureux que, dans l’intérieur, tout le monde les a entendus.

      – Parbleu! C’était le signal.

      – J’avoue que cette pensée-là m’était venue.

      – Ah! tu vois bien que tu les soupçonnais! Seulement tu n’as pas le courage de tes opinions.

      – Et toi, quand tu enfourches une idée, tu vas beaucoup trop loin. J’admets, si tu veux, que ces gens-là étaient d’accord, mais pas pour tuer une malheureuse qu’ils ne connaissaient pas.

      – Qu’en sais-tu?

      – Je suis certain du moins qu’elle ne les connaissait pas, car elle ne leur a pas fait l’honneur de les regarder. Et je serais assez disposé à croire que l’homme espérait qu’à l’arrivée la dame la récompenserait de son obligeance en lui permettant de l’accompagner. En montant, elle s’était laissé serrer la main.

      – De mieux en mieux. Je n’ai plus l’ombre d’un doute. Cette poignée de main signifiait: «Tue-la».

      – Mais tu es fou! Puisque je te dis qu’il n’y a pas eu le moindre incident pendant le trajet.

      – Enfin la fille qui est morte était vivante quand elle est entrée dans la voiture, n’est-ce pas?

      – Oh! très vivante. Elle aussi avait un voile, mais ses yeux brillaient à travers ce voile comme deux diamants noirs.

      – Bon! et en arrivant, ils étaient éteints. Quand s’est-on aperçu qu’elle avait passé de vie à trépas?

      – C’est moi qui m’en suis aperçu, au moment où nous arrivions à la station de la place Pigalle. Elle appuyait depuis un instant sa tête sur mon épaule, et je me figurais qu’elle dormait. J’ai voulu la réveiller, et…

      – Comment, sur ton épaule! Tu étais donc assis à côté d’elle? Je croyais que tu lui faisais vis-à-vis.

      – La dame voilée qui était sa voisine de gauche la soutenait depuis le Pont Neuf, s’imaginant comme moi qu’elle dormait. Quand cette dame est descendue rue de Laval, elle m’a prié de la remplacer. Je n’étais pas fâché du tout de servir d’oreiller à une jeune et jolie personne. À sa droite, la stalle était libre. Je l’ai prise, et la dame m’a repassé un fardeau qui me semblait doux.

      – Et tu n’as pas trouvé prodigieux ce sommeil que rien n’interrompait? Paul, mon garçon, tu torches proprement un tableau de genre, mais ta naïveté passe les bornes.

      – J’en conviens; et pourtant…

      – La dame savait fort bien qu’elle te confiait un cadavre, et elle ne la soutenait que pour l’empêcher de tomber. Elle avait jugé à ta figure que tu ne t’apercevrais de rien, et, dès qu’elle l’a pu, elle t’a laissé te débrouiller tout seul. C’est très fort, ce qu’elle a fait là, et elle pouvait te jouer un très mauvais tour. Comment t’en es-tu tiré à l’arrivée?

      – Ah çà, est-ce que tu prétends qu’on aurait pu m’accuser d’avoir assassiné ma voisine?

      – Hé! hé! on a vu des choses plus extraordinaires.

      – Allons donc! je viens de causer avec les gardiens de la paix qui ont constaté le décès. Le corps n’a pas seulement une piqûre.

      Tiens! voilà les hommes du poste qui arrivent avec un brancard pour l’emporter.

      On m’a demandé mon nom, voilà tout.

      – On t’a demandé ton nom, et tu l’as donné!

      – Sans doute. Pourquoi l’aurais-je caché? D’ailleurs, je ne pouvais pas faire autrement.

      – Ça, c’est une raison. Il est certain que, si tu avais refusé de dire qui tu étais, ce refus aurait paru louche. On t’aurait soupçonné.

      – Soupçonné de quoi? Puisque je te dis que cette jeune fille a succombé à la rupture d’un anévrisme. Tous ceux qui l’ont vue n’ont aucun doute à cet égard. Les sergents de ville, l’employé de la station, le conducteur…

      – Tous gens aussi compétents les uns que les autres en matière de décès! Ne dis donc pas de bêtises. Tu sais aussi bien que moi qu’un médecin examinera le corps, et que lui seul pourra trancher la question.

      «Et, quoi qu’il décide, tu peux t’attendre à être appelé