Название | Yvonne |
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Автор произведения | Delpit Édouard |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
– Je m'en vais donc, continua Robert. Mais, avant de sortir, je veux savoir qui je suis.
Comme elle frissonnait, il reprit:
– Oh! ne craignez rien. Je n'ai ni le moyen ni le désir de m'imposer. Je souhaite d'être fixé, pour pleurer mes parents s'ils sont morts, pour les plaindre s'ils sont vivants. Voilà tout.
Madame de Randières était en proie à un trouble excessif. Elle hésitait, le visage livide, les lèvres mordues jusqu'au sang, afin de les contraindre au silence. Surtout le regard de Robert – ce regard qu'elle essayait de fuir – l'attirait.
– Il m'est défendu de vous répondre, dit-elle.
– Je n'insiste pas.
Il s'inclina, prêt à sortir. Une question l'arrêta:
– Connaissez-vous quelqu'un à Paris?
– Personne.
– Et vous vous en allez seul, au hasard? Avez-vous des ressources?
Avec un geste d'insouciance, un vaillant sourire éclairant sa figure, il répondit:
– La Providence, madame.
Il n'est guère d'ennemis avec lesquels on ne puisse transiger. La conscience est parmi les intraitables. Celle de Léonie alla bon train sur la route des flagellations. La misérable qu'elle était! Oh! l'épouvantable histoire, impossible à rayer de sa vie! Si, du moins, elle avait le courage de réparer! Non, de la peur, une lâcheté nouvelle. Le monde, son passé d'extérieur irréprochable, les sinistres conséquences d'une heure de fièvre où d'autres que Robert expiaient l'amour trahi… comment faire pour que cela ne se dressât point devant elle, glaçant sa volonté? Certes, elle aurait pu tendre la main à Robert, lui dire… Eh! que dire, sans se condamner! Parti, elle le revoyait, avec l'implacable fixité du remords, elle revoyait ces yeux où brillait l'éclair d'autres yeux, elle entendait cette voix pareille à une autre voix. L'obsession la suivit partout, ressuscitant sous ses pas le fantôme des jours disparus. Il était près d'elle, au Bois, dans sa voiture; près d'elle, au théâtre, dans sa loge; près d'elle, à chaque heure du jour et de la nuit. Cette ressemblance frappante qui la pétrifiait, tout le monde ne l'allait-il pas remarquer? On mettrait vite un nom sur ces traits. Elle se figurait Robert rencontré, interrogé, reconnu… Le hasard a de ces fatalités. Robert invoquait la Providence; la Providence n'avait qu'une manière de le protéger: en la châtiant. D'ailleurs, ce serait justice.
Et précisément parce que ç'eût été justice, Léonie tremblait. Elle eut une série de jours mortels. Madame Laffont demeurait invisible, Robert ne reparaissait point. Qu'était-il devenu? Peut-être mourait-il de faim! S'il revenait, elle serait bonne, se l'attacherait, le conduirait à l'étranger pour finir son éducation – et le dépayser. Elle s'occupait de lui avec une sorte de passion. Afin de s'étourdir, elle se lança dans des œuvres de charité. Autrefois, elle se fût lancée ailleurs. Cette volte-face méritoire était le résultat moins des lettres du contre-amiral que de la brusque alerte qui secouait sa vie. Au demeurant, une recrue précieuse, vaguement imprégnée encore des parfums de Satan. On l'accueillit à bras ouverts et, séance tenante, on la chargea d'organiser une fête de bienfaisance dont les apprêts lui valurent une jolie provision de migraines. Elle se donna un mal infini, lança ses amis à travers les coulisses, cueillit leurs étoiles, pâlit sur le programme et, quand elle crut les choses faites, se heurta de toutes parts à d'inextricables difficultés: amours-propres en souffrance, rhumes sur commande, veto de directeurs. Elle ne savait à quel diable se vouer. Un matin, elle sonna:
– Qu'on aille me chercher Willmann.
C'était un vieux professeur de violoncelle, avec qui de temps à autre elle faisait de la musique de chambre. Beaucoup de talent, mais si entêté aux chemins de la bohème qu'il s'était fermé les autres. Aussi disait-il: «La misère est une parricide: je l'engendre, elle me dévore.» Il connaissait tout Paris et, seul, pouvait tirer madame de Randières d'embarras. Elle le mit au courant de ses ennuis: ils surgissaient justement la veille de la solennité. Pas moyen de retarder. Comment faire? S'il ne la sauvait point, elle ne le reverrait de sa vie.
– Voilà bien la justice des femmes, grommela Willmann. Enfin!.. Tenez-vous spécialement à une cantatrice?
– Oui, puisque le numéro du programme…
– Pauvre raison, chère madame. Où serait la part de l'imprévu? A la place de la demoiselle, je vous offre un monsieur…
– Célèbre?
– Du tout. C'est ce qui fait son mérite.
Willmann avait aux yeux des pointes de malice. Ses doigts tambourinaient sur les bras du fauteuil quelque marche guerrière. Il haussa les épais sourcils blancs où s'embroussaillait son regard – sa manière de hausser les épaules – Célèbre! Est-ce qu'on est célèbre quand on a le droit de l'être?
– Voulez-vous d'une merveille, chère madame?
– Si j'en veux!
– Alors laissez-moi faire. La bride sur le cou. Je ne puis cependant pas m'engager avant d'avoir vu…
Elle l'interrompit:
– Mais c'est demain, Willmann.
– Demain, parfaitement. J'ai bien l'honneur… Si vous ne me revoyez pas ce soir, dormez tranquille. Ce sera la preuve qu'on a ce qu'il vous faut.
Le lendemain, Léonie retrouva ses forces de mondaine pour jeter le dernier coup d'œil aux préparatifs, distribuer ses grâces, remercier tous ceux qui répondaient à son appel. On la félicitait: charmant, exquis… saynète délicieuse… programme di primo cartello… sans compter l'imprévu, le clou de Willmann. D'où venait-il, celui-là? quelle était sa spécialité? Elle souriait, n'en sachant rien elle-même, goûtant la joie du triomphe, fière de la belle recette à verser entre les mains de sa présidente. Tout à son bavardage, elle ne remarqua point l'entrée de l'artiste amené par Willmann. Les premiers accords lui firent tourner la tête. Elle réprima un cri et resta sans souffle. Robert! Robert, dont le jeu pathétique, tombant comme du ciel sur l'auditoire, le charmait, l'électrisait, le bouleversait jusqu'aux entrailles. Il y avait, dans l'assistance, vingt personnes: la duchesse de Serples, la chanoinesse de Guderille, madame de Lunney, combien d'autres! capables de mettre un nom sur ce visage. On allait l'interroger, s'enquérir de sa vie, elle le voyait la montrant du doigt, elle l'entendait répondre: «Cette femme vous renseignera.» Elle voulait fuir et demeurait immobile, prise par la fatalité qui s'appesantissait sur ses épaules, la condamnait à subir, dans des transes d'une curiosité poignante, la catastrophe prévue depuis deux mois. Elle ne pouvait se rassasier: là, devant elle, Robert! Cette tête qui se transfigurait, vivant la pensée éblouissante du maître, qui la hantait ces derniers temps, non souriante comme à présent, mais terrible comme un de ses plus terribles souvenirs, elle n'avait pas plus la force de s'en détourner que le corps de l'abîme où le vertige attire.
Les applaudissements éclatèrent.
– Un amour, votre artiste, lui cria la vicomtesse de Lerdre, mariée de la veille, à dix-huit ans, et trouvant déjà tous les hommes «des amours».
L'astre nouveau, levé au firmament de l'art, eut une ovation enthousiaste. Il était si jeune, si beau, si plein des tempêtes intérieures où se révèle le génie! On l'entourait et l'accablait d'éloges, de questions; il répondit avec beaucoup de simplicité, d'un ton un peu farouche, mais exempt de gêne ou d'orgueil.
– Enfin, d'où le tient-on, ce prodige? insista la petite de Lerdre; on le dit orphelin, est-ce vrai?
– Oui, répliqua madame de Lunney, Willmann l'assure et prétend que depuis la mort de son père il travaille pour vivre. Qu'était le père?
La vieille duchesse intervint:
– Il a, ce jeune homme, une beauté remarquable. Elle me rappelle les Kercoëth.
– Miséricorde! Dieu le préserve d'autres points de ressemblance avec les Kercoëth!