Название | Yvonne |
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Автор произведения | Delpit Édouard |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
– Tu es fou! vociféra madame Laffont, l'entendant presser les domestiques, faire dresser un lit dans sa chambre, demander le médecin.
Il s'occupait bien d'elle! L'état de Robert, il se l'imputait à crime, s'en jugeant responsable. Le pauvre être, sans doute, serait encore sur ses jambes si l'on ne s'était mêlé d'interroger l'odieux Benoît, ou si, l'interrogatoire fini, l'on eût pris le parti que commandait la charité la plus vulgaire. Madame Laffont, mielleuse d'aspect, clama plus qu'elle ne dit:
– Que comptes-tu faire?
– L'élever avec Gaston.
– Dans notre position de fortune?..
– Un cheval de moins à l'écurie, un enfant de plus à table, cela fait la balance. Nous sommes même capables d'en être plus riches.
Il souriait, parce que sa résolution était inébranlable; les airs de gaieté cachaient une arrière-pensée de devoir. Comme d'habitude, elle se résigna, en bramant sur un autre sujet. Adoption absurde; mais, le maître décrétant, l'esclave se soumettait, du moins à l'extérieur. Il s'en fallut toutefois que Robert montât dans ses tendresses.
Celui-ci se croyait le jouet d'une hallucination. Peu de jours après, il put se lever et commencer sa nouvelle existence. A la vérité, l'apparition et le courroux de Benoît jetèrent une ombre sur ses premières extases. Le paysan n'entendait point qu'on le dépouillât de haute lutte. Pour un peu, il eût crié au vol. L'attitude de M. Laffont l'assouplit comme une liane. Il trembla même à de certains mots, mit sur le compte d'une ivresse fictive ses brutalités envers le pâtre et, la tête dérangée par la vision d'un petit spectre aux cheveux d'étoupe, chercha sa justification dans une avalanche de preuves: oui, l'ancien nourrisson était mort, tout naturellement, de sa belle mort, et Robert tenait sa place pour obliger une personne que lui, Benoît, ne connaissait point. C'était le secret de sa femme. Jamais elle n'avait consenti même à dire le nom. Tout ce qu'il savait, c'est que, découverte, l'existence de Robert mettrait en péril l'honneur et la vie de bien des gens.
M. Laffont ne crut pas devoir jouer au justicier. Du maudit, il se contenterait de faire un heureux. Sur un point, d'ailleurs, ses incertitudes cessèrent: à n'en pas douter, Robert était d'une origine élevée. Le luxe relatif de la Riveraine le laissait très calme. Lorsque Gaston ou Blanche lui montraient des objets inconnus aux pauvres chaumières du pays, il en devinait l'emploi. Son protecteur, en l'étudiant, surprit des éclairs de fierté douce, une étonnante délicatesse contre lesquelles n'avaient pu prévaloir les humiliations ni la rude poigne de la misère. Il était de bonne trempe, ce cœur comprimé si longtemps.
Et la petite fée des premières extases, comme elle planait naguère sur les abandons du désespoir, s'incarna dans les poussées de fièvre du bonheur. Robert la cherchait, l'entendait, la voyait partout. Elle était le meilleur de lui-même, sa sœur et son étoile, sa conscience vivante marchant devant lui. Riche des trésors accumulés, il avait encore des provisions de tendresse pour son bienfaiteur, pour Gaston, même pour l'orageuse madame Laffont, quoiqu'elle lui fût souvent revêche.
Les années passèrent. Les deux jeunes gens travaillaient ensemble. L'ancien pâtre des Mérilles s'était rapidement mis au niveau de l'héritier un peu paresseux de la Riveraine. Sa prompte intelligence se doublait d'une véritable soif de science. D'ailleurs, le désir de contenter son père adoptif aurait suffi à lui faire faire des prodiges. Ses merveilleuses dispositions musicales permirent à M. Laffont de se livrer à l'enseignement de son art favori. M. Laffont était un incomparable virtuose auquel le génie créateur faisait totalement défaut. Il excellait à traduire l'âme des maîtres, mais ses propres inspirations grondaient pêle-mêle en son cerveau, comme les ruches incapables d'essaimer faute d'une reine. Sa science profonde ne parvenait pas à tirer du chaos l'idée mère autour de laquelle se coordonneraient les autres. Cette stérilité était sa plaie secrète. Elle le rongeait, sans que personne, autour de lui, soupçonnât les luttes solitaires et cruelles entre de superbes envolées et la paralysie géniale. Aussi quelle passion à suivre les progrès de Robert! Son élève serait-il plus heureux que lui? Le souffle divin le traverserait-il? L'impuissant donnerait-il au monde en cet artiste une œuvre plus belle encore que toutes les œuvres inutilement rêvées? Bientôt la blessure saignante se cicatrisa. Robert, à son insu, y versait le baume de ses premières mélodies.
– Tu seras ma gloire, disait M. Laffont, en posant la main sur la tête bouclée tendue vers lui.
Ce bonheur du père centupla celui de Robert. Le cœur était à l'étroit dans sa poitrine pour contenir le trop-plein de ses allégresses. Des pensées tumultueuses affluaient à son esprit, qui devait beaucoup de sa maturité précoce à la vieille géhenne des Mérilles. De ce temps, les derniers mois avaient été d'une influence énorme. La voix des choses, dans ses journées de garde, l'appelait vers les espaces mystérieux où maintenant il continuait d'errer, ravi par le cantique des harmonies universelles. Au seuil de ce pays des songes, devenu sa seconde patrie, surgissait une figure radieuse, le sourire d'une sœur, la grâce d'un enfant. Et l'enfant l'avait pris par la main et conduit où il était. S'il se souvenait des misères passées, c'était pour mieux apprécier les félicités présentes. S'il pouvait dire à toutes les douleurs: «Je vous connais comme moi-même», il pouvait dire à toutes les joies: «Je vous connais comme elle». Et par elle, pour elle, il formulait les unes et les autres en notes d'un rythme pénétrant, tour à tour sanglots ou fanfares.
Blanche écoutait, près de M. Laffont en extase. M. Laffont les contemplait alors, elle, l'enthousiaste, si jolie, Robert superbe, la taille élancée, avec sa distinction native, ses yeux bleus tantôt pleins de flammes, tantôt alanguis de tendresses. On eût dit qu'il les associait, en son for intérieur, pour quelque future et commune destinée où, lui disparu, sa fille trouvât dans l'artiste le guide et l'appui de sa jeunesse. Car il ne se sentait pas bien depuis plusieurs semaines. Un jour, ses enfants l'entouraient. Assis au salon, il suivait à travers les vitres les nuages chassés par le vent vers la Méditerranée. La mélancolie de l'hiver le pénétrait. Tant de lassitude l'accablait qu'une angoisse l'oppressa. Serait-ce la fin? Il fallait savoir la vérité, à cause de Robert. Que deviendrait Robert, sans lui? Instinctivement, ses yeux le cherchèrent. Il était là, presque agenouillé devant son fauteuil, épiant sur ce cher visage les ravages du mal.
– Joue-moi quelque chose, dit M. Laffont.
– J'ai commencé une «chanson d'avril», la voulez-vous?
Les gaietés de la chanson d'avril expirèrent sous les doigts du musicien. Une tristesse l'envahissait qui, malgré lui, pleurait sur le clavier. Que signifiait-elle donc? Son père était souffrant, rien de plus. Il l'aurait voulu bercer, endormir avec de joyeux accords; pourquoi son âme se lamentait-elle en un déchirement plus fort que sa volonté? Robert se raidit, tenta de commander au rythme, mais le rythme égrena, comme un collier de perles, les larmes qu'il ne pouvait retenir. M. Laffont regarda Blanche: elle frissonnait.
– Oui, dit-il, tu as compris, il m'aime bien, il chante pour moi le chant du cygne.
Robert devina plus qu'il n'entendit. En un bond, il fut aux pieds de son bienfaiteur.
– Je ne suis pas inspiré, aujourd'hui.
– Si… si…
La main tremblante du malade chercha la tête où se plaisaient tant ses caresses, les yeux devinrent fixes. Il était mort, un dernier sourire creusé au coin des lèvres, une dernière larme perlant aux cils.
Les cris de désespoir de madame Laffont ne furent égalés que par ses hurlements de fureur contre Robert; c'était lui, son infernal vacarme qui empêchaient d'appeler au secours. Avoir le cœur de martyriser un piano pendant que se mourait celui auquel il devait tout! Un autre l'aurait prévenue, elle était à côté, elle eût sauvé son mari… En un quart d'heure, l'excellente femme se dédommagea de la contrainte subie durant des années. Il n'aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu'elle fît de Robert un assassin. Quoi qu'il en soit, elle prenait la direction souveraine