Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2). León Tolstoi

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Название Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373887



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comme à Moscou, se sentit sous le poids du chaos de tant d’opinions diverses, mécontent de lui-même et honteux, sans savoir pourquoi. Mais quand il aperçut Ignace, son cocher borgne, le col de son caftan relevé par-dessus les oreilles, son traîneau couvert d’un tapis qu’éclairait la lumière vacillante des lampes de la gare, ses chevaux, la queue bien ficelée, avec leur harnachement de grelots; quand le cocher, tout en l’installant en traîneau, lui raconta les nouvelles de la maison: comment Simon l’entrepreneur était venu, et comment Pava, la plus belle de ses vaches avait vêlé, – il lui sembla sortir peu à peu de ce chaos, et son mécontentement disparut aussi bien que sa honte. La seule vue d’Ignace et des chevaux lui avait été un soulagement, mais, une fois qu’il eut endossé la touloupe qu’on lui avait apportée, et qu’assis bien enveloppé dans son traîneau il se prit à songer aux ordres à donner en rentrant, tout en examinant le cheval de volée, son ancien cheval de selle (une bête rapide quoique forcée), le passé lui apparut sous un tout autre jour. Il cessa de souhaiter être un autre que lui-même, et désira simplement devenir meilleur qu’il n’avait été jusque-là. Et d’abord il n’espérerait plus de bonheurs extraordinaires et se contenterait de la réalité présente; puis il saurait résister aux mauvaises passions, comme celles qui le possédaient le jour où il fit sa demande, et enfin il se promit de ne plus oublier Nicolas, et de chercher à lui venir en aide quand il serait plus mal; hélas! Il craignait que ce ne fût bientôt. La conversation sur le communisme, qu’il avait si légèrement traité avec son frère, lui revint en mémoire et le fit réfléchir. Il considérait comme absurde une réforme des conditions économiques, mais n’en était pas moins frappé du contraste injuste de la misère du peuple comparée au superflu dont il jouissait; il se promit de travailler dorénavant plus qu’il ne l’avait fait, et de se permettre moins de luxe que par le passé. Plongé dans ces réflexions, il fit le trajet de la gare chez lui sous l’impression des pensées les plus douces.

      Une faible clarté tombait des fenêtres de sa vieille bonne sur le perron couvert de neige. Kousma, le domestique, réveillé en sursaut, se précipita pieds nus et à moitié endormi pour ouvrir la porte; Laska, la chienne de chasse, courut aussi à la rencontre du maître et, renversant presque Kousma sur son passage, accueillit Levine debout sur ses pattes de derrière, avec le désir évident de lui planter celles de devant sur la poitrine.

      «Vous êtes revenu bien vite, mon petit père, dit Agathe Mikhaïlovna.

      — Je me suis ennuyé à Moscou, Agathe Mikhaïlovna; on est bien chez les autres, mais on est mieux chez soi!» dit-il en passant dans son cabinet.

      Le cabinet s’éclaira aussitôt de bougies apportées à la hâte. Les détails familiers lui en apparurent peu à peu: les grandes cornes de cerf, les rayons chargés de livres, le miroir, le poêle avec ses bouches de chaleur qui demandaient depuis longtemps à être réparées, le vieux divan de son père, la grande table; sur celle-ci un livre ouvert, un cendrier cassé, un cahier couvert de son écriture.

      En se retrouvant là, il se prit à douter de la possibilité d’un changement d’existence tel qu’il l’avait rêvé chemin faisant. Toutes ces traces de sa vie passée semblaient lui dire: «Non, tu ne nous quitteras pas, tu ne deviendras pas autre, tu resteras ce que tu as toujours été, avec tes doutes, tes perpétuels mécontentements de toi même, tes tentatives stériles d’amélioration, tes rechutes, et ton éternelle attente d’un bonheur qui n’est pas fait pour toi.»

      Voilà ce que disaient les objets extérieurs; une voix différente parlait dans son âme, lui murmurait qu’il ne fallait pas être esclave de son passé, qu’on faisait de soi ce qu’on voulait. Obéissant à cette voix, il s’approcha d’un coin de la chambre où se trouvaient deux poids pesant chacun un poud; il les souleva pour faire un peu de gymnastique, et tâcher de se retrouver fort et courageux. Un bruit se fit entendre près de la porte. Il déposa aussitôt ses poids.

      C’était l’intendant. Il commença par annoncer que, grâce à Dieu, tout allait bien, puis il avoua que le sarrasin avait brûlé dans le nouveau séchoir. Levine en fut irrité. Ce séchoir, construit, et en partie inventé par lui, n’avait jamais été approuvé par l’intendant, qui annonçait maintenant l’accident avec calme et avec un certain air de triomphe modeste. Levine était persuadé qu’on avait négligé des précautions cent fois recommandées. La mauvaise humeur le prit et il gronda l’intendant. Mais il apprit un événement heureux et important: Pava, la meilleure, la plus belle des vaches, achetée à l’exposition, avait vêlé.

      «Kousma, donne ma touloupe; et vous, faites allumer une lanterne. J’irai la voir,» dit-il à l’intendant.

      L’étable des vaches de prix se trouvait tout près de la maison; Levine traversa la cour en longeant les tas de neige accumulée sous les buissons de lilas, s’approcha de l’étable, et en ouvrit la porte à moitié gelée sur ses gonds; une chaude odeur de fumier s’en exhalait; les vaches, étonnées de la lumière inattendue des lanternes, se retournèrent sur leurs litières de paille fraîche. La croupe luisante et noire, tachetée de blanc, de la vache hollandaise brilla dans la pénombre; Berkut, le taureau, l’anneau passé dans les lèvres, voulut se lever, puis changea d’idée et se contenta de souffler bruyamment quand on passa près de lui.

      La belle Pava, immense comme un hippopotame, était couchée près de son veau, qu’elle flairait, et auquel elle formait un rempart de son corps.

      Levine entra dans sa stalle, l’examina et souleva le veau tacheté de blanc et de rouge sur ses longues pattes tremblantes.

      Pava beugla d’émotion, mais se rassura quand Levine lui rendit son nouveau-né, qu’elle se mit à lécher, en soupirant lourdement. Le petit animal se blottit sous les flancs de sa mère en remuant la queue.

      «Éclaire par ici, Fedor, donne la lanterne, dit Levine en examinant le veau. C’est sa mère! Quoiqu’il ait la robe du père; la jolie bête, longue et fine. N’est-ce pas qu’elle est jolie, Wassili Fedorovitch? Dit-il en se tournant vers son intendant, oubliant, dans le plaisir que lui causait la nouveau-né, l’ennui du sarrasin brûlé.

      — Il a de qui tenir, comment serait-il laid? Simon l’entrepreneur est venu le lendemain de votre départ, Constantin Dmitrievitch, il faudrait s’arranger avec lui. – J’ai déjà eu l’honneur de vous parler de la machine.»

      Cette seule phrase fit rentrer Levine dans tous les détails de son exploitation, qui était grande et compliquée, et de l’étable il alla droit au bureau, où il parla à l’entrepreneur et à l’intendant; puis il rentra à la maison et monta au salon.

      XXVII

      La maison de Levine était grande et ancienne, mais il l’occupait et la chauffait en entier, bien qu’il y habitât seul; c’était absurde, et absolument contraire à ses nouveaux projets, ce qu’il sentait bien; mais cette maison était pour lui tout un monde, un monde où avaient vécu et où étaient morts son père et sa mère; ils y avaient vécu de la vie qui, pour Levine, était l’idéal de la perfection, et qu’il rêvait de recommencer avec une famille à lui.

      Levine se souvenait à peine de sa mère; mais ce souvenir était sacré, et sa femme, s’il se mariait, devait, dans son imagination, être semblable à cet idéal charmant et adoré. Pour lui, l’amour ne pouvait exister en dehors du mariage; il allait plus loin: c’est à la famille qu’il pensait d’abord, et ensuite à la femme qui devait la lui donner. Ses idées sur le mariage étaient donc fort différentes de celles que s’en formaient la plupart de ses amis, pour lesquels il représentait uniquement un des nombreux actes de la vie sociale. Levine le considérait comme l’acte principal de l’existence, celui dont tout son bonheur dépendait. Et maintenant il fallait y renoncer!

      Quand il entra dans son petit salon, où d’ordinaire il prenait le thé, et qu’il s’assit dans son fauteuil avec un livre, tandis que Agathe Mikhaïlovna lui apportait sa tasse, et se plaçait près de la fenêtre, en disant comme d’habitude: «Permettez-moi de m’asseoir, mon petit père», – il sentit, chose étrange,