Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Название Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373511



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toute une nuit.

      III

      «Nous devons nous confier à l’âme jusqu’à la fin; car des choses aussi belles et aussi magnétiques que les relations de l’amour ne peuvent être supplantées et remplacées que par des choses plus belles et d’un degré plus élevé.»

EMERSON

      Le salon de Mme Seaune, née princesse de Galaise-Orlandes, dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit sous son prénom de Françoise, est encore aujourd’hui un des salons les plus recherchés de Paris. Dans une société ou un titre de duchesse l’aurait confondue avec tant d’autres, son nom bourgeois se distingue comme une mouche dans un visage, et en échange du titre perdu par son mariage avec M. Seaune, elle a acquis ce prestige d’avoir volontairement renoncé à une gloire qui élève si haut, pour une imagination bien née, les paons blancs, les cygnes noirs, les voilettes blanches et les reines en captivité.

      Mme Seaune a beaucoup reçu cette année et l’année dernière, mais son salon a été fermé pendant les trois années précédentes, c’est-à-dire celles qui ont suivi la mort d’Honoré de Tenvres.

      Les amis d’Honoré qui se réjouissaient de le voir peu à peu retrouver sa belle mine et sa gaieté d’autrefois, le rencontraient maintenant à toute heure avec Mme Seaune et attribuaient son relèvement à cette liaison qu’ils croyaient toute récente.

      C’est deux mois à peine après le rétablissement complet d’Honoré que survint l’accident de l’avenue du Bois-de-Boulogne, dans lequel il eut les deux jambes cassées sous un cheval emporté.

      L’accident eut lieu le premier mardi de mois; la péritonite se déclara le dimanche. Honoré reçut les sacrements le lundi et fut emporté le même lundi à six heures du soir. Mais mardi, jour de l’accident, au dimanche soir, il fut le seul à croire qu’il était perdu.

      Le mardi, vers six heures, après les premiers pansements faits, il demanda à rester seul, mais qu’on lui montât les cartes des personnes qui étaient déjà venues savoir de ses nouvelles.

      Le matin même, il y avait au plus huit heures de cela, il avait descendu à pied l’avenue du Bois-de-Boulogne. Il avait respiré tour à tour et exhalé dans l’air mêlé de brise et de soleil, il avait reconnu au fond des yeux des femmes qui suivaient avec admiration sa beauté rapide, un instant perdu au détour même de sa capricieuse gaieté, puis rattrapé sans effort et dépassé bien vite entre les chevaux au galop et fumants, goûté dans la fraîcheur de sa bouche affamée et arrosée par l’air doux, la même joie profonde qui embellissait ce matin-là la vie, du soleil, de l’ombre, du ciel, des pierres, du vent d’est et des arbres, des arbres aussi majestueux que des hommes debout, aussi reposés que des femmes endormies dans leur étincelante immobilité.

      À un moment, il avait regardé l’heure, était revenu sur ses pas et alors… alors cela était arrivé. En une seconde, le cheval qu’il n’avait pas vu lui avait cassé les deux jambes. Cette seconde-là ne lui apparaissait pas du tout comme ayant dû être nécessairement telle. À cette même seconde il aurait pu être un peu plus loin, ou un peu moins loin, ou le cheval aurait pu être détourné, ou, s’il y avait eu de la pluie, il serait rentré plus tôt chez lui, ou, s’il n’avait pas regardé l’heure, il ne serait pas revenu sur ses pas et aurait poursuivi jusqu’à la cascade. Mais pourtant cela qui aurait si bien pu ne pas être qu’il pouvait feindre un instant que cela n’était qu’un rêve, cela était une chose réelle, cela faisait maintenant partie de sa vie, sans que toute sa volonté y pût rien changer. Il avait les deux jambes cassées et le ventre meurtri. Oh! l’accident en lui-même n’était pas si extraordinaire; il se rappelait qu’il n’y avait pas huit jours, pendant un dîner chez le docteur S… on avait parlé de C… qui avait été blessé de la même manière par un cheval emporté. Le docteur, comme on demandait de ses nouvelles, avait dit: «Son affaire est mauvaise.» Honoré avait insisté, questionné sur la blessure, et le docteur avait répondu d’un air important, pédantesque et mélancolique: «Mais ce n’est pas seulement la blessure; c’est tout un ensemble; ses fils lui donnent de l’ennui; il n’a plus la situation qu’il avait autrefois; les attaques des journaux lui ont porté un coup. Je voudrais me tromper, mais il est dans un fichu état.» Cela dit, comme le docteur se sentait au contraire, lui, dans un excellent état, mieux portant, plus intelligent et plus considéré que jamais, comme Honoré savait que Françoise l’aimait de plus en plus, que le monde avait accepté leur liaison et s’inclinait non moins devant leur bonheur que devant la grandeur du caractère de Françoise; comme enfin, la femme du docteur S…, émue en se représentant la fin misérable et l’abandon de C…, défendait par hygiène à elle-même et à ses enfants aussi bien de penser à des événements tristes que d’assister à des enterrements, chacun répéta une dernière fois: «Ce pauvre C…, son affaire est mauvaise» en avalant une dernière coupe de vin de Champagne, et en sentant au plaisir qu’il éprouvait à la boire que «leur affaire» à eux était excellente.

      Mais ce n’était plus du tout la même chose. Honoré maintenant se sentant submergé par la pensée de son malheur, comme il l’avait souvent été par la pensée du malheur des autres, ne pouvait plus comme alors reprendre pied en lui-même. Il sentait se dérober sous ses pas ce sol de la bonne santé sur lequel croissent nos plus hautes résolutions et nos joies les plus gracieuses, comme ont leurs racines dans la terre noire et mouillée les chênes et les violettes; et il butait à chaque pas en lui-même. En parlant de C… à ce dîner auquel il repensait, le docteur avait dit: «Déjà avant l’accident et depuis les attaques des journaux, j’avais rencontré C… je lui avais trouvé la mine jaune, les yeux creux, une sale tête!» Et le docteur avait passé sa main d’une adresse et d’une beauté célèbres sur sa figure rose et pleine, au long de sa barbe fine et bien soignée et chacun avait imaginé avec plaisir sa propre bonne mine comme un propriétaire s’arrête à regarder avec satisfaction son locataire, jeune encore, paisible et riche. Maintenant Honoré se regardant dans la glace était effrayé de «sa mine jaune», de sa «sale tête». Et aussitôt la pensée que le docteur dirait pour lui les mêmes mots que pour C…, avec la même indifférence, l’effraya. Ceux mêmes qui viendraient à lui pleins de pitié s’en détourneraient assez vite comme d’un objet dangereux pour eux; ils finiraient par obéir aux protestations de leur bonne santé, de leur désir d’être heureux et de vivre. Alors sa pensée se reporta sur Françoise, et, courbant les épaules, baissant la tête malgré soi, comme si le commandement de Dieu avait été là, levé sur lui, il comprit avec une tristesse infinie et soumise qu’il fallait renoncer à elle. Il eut la sensation de l’humilité de son corps incliné dans sa faiblesse d’enfant, émet sa résignation de malade, sous ce chagrin immense, et il eut pitié de lui comme souvent, à toute la distance de sa vie entière, il s’était aperçu avec attendrissement tout petit enfant, et il eut envie de pleurer.

      Il entendit frapper à la porte, on apportait les cartes qu’il avait demandées. Il savait bien qu’on viendrait chercher de ses nouvelles, car il n’ignorait pas que son accident était grave, mais tout de même, il n’avait pas cru qu’il y aurait tant de cartes, et il fut effrayé de voir que tant de gens étaient venus, qui le connaissaient si peu et ne se seraient dérangés que pour son mariage ou son enterrement. C’était un monceau de cartes et le concierge le portait avec précaution pour qu’il ne tombât pas du grand plateau, d’où elles débordaient. Mais tout d’un coup, quand il les eut toutes près de lui, ces cartes, le monceau lui apparut une toute petite chose, ridiculement petite vraiment, bien plus petite que la chaise, ou la cheminée. Et il fut plus effrayé encore que ce fût si peu, et se sentit si seul, que pour se distraire il se mit fiévreusement à lire les noms; une carte, deux cartes, trois cartes, ah! il tressaillit et de nouveau regarda: «Comte François de Couvres». Il devait bien pourtant s’attendre à ce que M. de Buivres vînt prendre de ses nouvelles, mais il y avait longtemps qu’il n’avait pensé à lui, et tout de suite la phrase de Buivres: «Il y avait ce soir quelqu’un qui a dû rudement se la payer, c’est François de Gouvres; – il dit qu’elle a un tempérament! mais il parait qu’elle est affreusement faite, et il n’a pas voulu continuer», lui revint, et