Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Название Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373511



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que nous avons accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne voulez pas dîner de mercredi en huit avec nous? Nous irons ensemble chez Madame Verdurin. Cela m’intimide d’entrer seule, je ne sais pas pourquoi cette grande femme m’a toujours fait peur. – Je vais vous le dire, répondait Mme Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin, c’est son organe. Que voulez-vous, tout le monde n’a pas un aussi joli organe que Madame Swann. Mais le temps de prendre langue, comme dit la Patronne, et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond elle est très accueillante. Mais je comprends très bien votre sensation, ce n’est jamais agréable de se trouver la première fois en pays perdu. – Vous pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme Swann. Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin, faire Verdurin; et même si ce devait avoir pour effet que la Patronne me fasse les gros yeux et ne m’invite plus, une fois chez elle nous resterons toutes les trois à causer entre nous, je sens que c’est ce qui m’amusera le plus.» Mais cette affirmation ne devait pas être très véridique car Mme Bontemps demandait: «Qui pensez-vous qu’il y aura de mercredi en huit? Qu’est-ce qui se passera? Il n’y aura pas trop de monde, au moins? – Moi, je n’irai certainement pas, disait Odette. Nous ne ferons qu’une petite apparition au mercredi final. Si cela vous est égal d’attendre jusque-là…» Mais Mme Bontemps ne semblait pas séduite par cette proposition d’ajournement.

      Bien que les mérites spirituels d’un salon et son élégance soient généralement en rapports inverses plutôt que directs, il faut croire, puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est d’aggraver la tendance qu’à partir d’un certain âge on a à trouver agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour d’esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer; cet âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies originaux celle d’élèves qui n’ont en commun avec lui que la lettre de sa doctrine et par qui il est encensé, écouté; où un homme ou une femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus intelligente dans une réunion la personne peut-être inférieure, mais dont une phrase aura montré qu’elle sait comprendre et approuver ce qu’est une existence vouée à la galanterie, et aura ainsi chatouillé agréablement la tendance voluptueuse de l’amant ou de la maîtresse; c’était l’âge aussi où Swann, en tant qu’il était devenu le mari d’Odette, se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps que c’est ridicule de ne recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce qu’il eût fait jadis chez les Verdurin, que c’était une bonne femme, très spirituelle et qui n’était pas snob) et à lui raconter des histoires qui la faisaient «tordre», parce qu’elle ne les connaissait pas et que d’ailleurs elle «saisissait» vite, aimant à flatter et à s’amuser. «Alors le docteur ne raffole pas comme vous, des fleurs? demandait Mme Swann à Mme Cottard. – Oh! vous savez que mon mari est un sage; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une passion.» L’oeil brillant de malveillance, de joie et de curiosité: «Laquelle, madame?» demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme Cottard répondait: «La lecture. – Oh! c’est une passion de tout repos chez un mari! s’écriait Mme Bontemps en étouffant un rire satanique. – Quand le docteur est dans un livre, vous savez! – Hé bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup… – Mais si!… pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je reviendrai au premier jour frapper à votre porte. A propos de vue, vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que vient d’acheter Mme Verdurin sera éclairé à l’électricité? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d’une autre source: c’est l’électricien lui-même, Mildé, qui me l’a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs! Jusqu’aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C’est évidemment un luxe charmant. D’ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n’en fût-il plus au monde. Il y a la belle-soeur d’une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement! J’avoue que j’ai platement intrigué pour avoir la permission de venir un jour parler devant l’appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez moi. Il me semble que je n’aimerais pas avoir le téléphone à domicile. Le premier amusement passé, cela doit être vrai casse-tête. Allons, Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu’elle se charge de moi, il faut absolument que je m’arrache, vous me faites faire du joli, je vais être rentrée après mon mari!»

      Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d’avoir goûté à ces plaisirs de l’hiver, desquels les chrysanthèmes m’avaient semblé être l’enveloppe éclatante. Ces plaisirs n’étaient pas venus et cependant Mme Swann n’avait pas l’air d’attendre encore quelque chose. Elle laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait annoncé: «On ferme!» Et elle finissait par me dire: «Alors, vraiment, vous partez? Hé bien, good bye!» Je sentais que j’aurais pu rester sans rencontrer ces plaisirs inconnus et que ma tristesse n’était pas seule à m’avoir privé d’eux. Ne se trouvaient-ils donc pas situés sur cette route battue des heures, qui mènent toujours si vite à l’instant du départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse inconnu de moi et par où il eût fallu bifurquer? Du moins le but de ma visite était atteint, Gilberte saurait que j’étais venu chez ses parents quand elle n’était pas là, et que j’y avais, comme n’avait cessé de le répéter Mme Cottard, fait d’emblée, de prime abord, la conquête de Mme Verdurin. «Il faut, m’avait dit la femme du docteur qui ne l’avait jamais vue faire «autant de frais», que vous ayez ensemble des atomes crochus.» Gilberte saurait que j’avais parlé d’elle comme je devais le faire, avec tendresse, mais que je n’avais pas cette incapacité de vivre sans que nous nous vissions que je croyais à la base de l’ennui qu’elle avait éprouvé ces derniers temps auprès de moi. J’avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver avec Gilberte. Je l’avais dit comme si j’avais décidé pour toujours de ne plus la voir. Et la lettre que j’allais envoyer à Gilberte serait conçue dans le même sens. Seulement à moi-même pour me donner courage je ne me proposais qu’un suprême et court effort de peu de jours. Je me disais: «C’est le dernier rendez-vous d’elle que je refuse, j’accepterai le prochain.» Pour me rendre la séparation moins difficile à réaliser, je ne me la présentais pas comme définitive. Mais je sentais bien qu’elle le serait.

      Le 1er janvier me fut particulièrement douloureux cette année-là. Tout l’est sans doute, qui fait date et anniversaire, quand on est malheureux. Mais si c’est par exemple d’avoir perdu un être cher, la souffrance consiste seulement dans une comparaison plus vive avec le passé. Il s’y ajoutait dans mon cas l’espoir informulé que Gilberte, ayant voulu me laisser l’initiative des premiers pas et constatant que je ne les avais pas faits, n’avait attendu que le prétexte du 1er janvier pour m’écrire: «Enfin, qu’y a-t-il? je suis folle de vous, venez que nous nous expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans vous voir.» Dès les derniers jours de l’année cette lettre me parut probable. Elle ne l’était peut-être pas, mais, pour que nous la croyions telle, le désir, le besoin que nous en avons suffit. Le soldat est persuadé qu’un certain délai indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu’il soit tué, le voleur avant qu’il soit pris, les hommes en général avant qu’ils aient à mourir. C’est là l’amulette qui préserve les individus – et parfois les peuples – non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de les braver sans qu’il soit besoin d’être brave. Une confiance de ce genre, et aussi peu fondée, soutient l’amoureux qui compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que je n’eusse pas attendu celle-là, il eût suffi que j’eusse cessé de la souhaiter. Si indifférent qu’on sache que l’on est à celle qu’on aime encore, on lui prête une série de pensées – fussent-elles d’indifférence – une intention de les manifester, une complication de vie intérieure où l’on est l’objet peut-être d’une antipathie, mais aussi d’une attention permanentes. Pour imaginer au contraire