Название | Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï |
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Автор произведения | León Tolstoi |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066446673 |
J’avais complètement abandonné la musique à l’époque où j’étais allée à Pétersbourg; mais à présent mon vieux piano, mes vieilles partitions m’en avaient de nouveau rendu le goût.
Un jour que j’étais souffrante, je restai seule à la maison; Macha et Sonia étaient allées avec lui à Nikolski voir la nouvelle construction. La table de thé était couverte, j’étais descendue et, en les attendant, je m’étais assise au piano. J’ouvris la sonate Quasi una fantasia, et je me mis à la jouer. On ne voyait et on n’entendait âme qui vive, les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin; ces accents si connus, d’une solennité triste et pénétrante, retentissaient dans la chambre. Je terminai la première partie, et tout à fait inconsciemment, par suite d’une ancienne habitude, je regardai cet angle où il s’asseyait en m’écoutant. Mais il n’était plus là: une chaise, qui depuis longtemps n’avait pas été déplacée, occupait seule son coin favori; sur le bord d’une fenêtre, on apercevait une touffe de lilas qui se détachait sur le couchant lumineux, et la fraîcheur du soir pénétrait par les croisées ouvertes. Je m’accoudai sur le piano, je couvris mon visage de mes deux mains, et je me mis à rêver. Je restai longtemps ainsi, me rappelant avec douleur l’ancien temps, irréparablement enfui, et scrutant timidement le temps nouveau. Mais dorénavant il me semblait que rien n’était plus, que je ne désirais ni n’espérais plus rien. Est-il possible que j’aie survécu à tout cela! Pensai-je en soulevant ma tête avec horreur, et afin d’oublier et de ne plus penser, je me remis à jouer, et toujours le même andante. Mon Dieu! Disais-je, pardonne-moi si je suis coupable, ou rends-moi tout ce qui dans mon âme la rendait belle, ou apprends moi ce que je dois faire! Comment je dois vivre?
Un bruit de roues se fit entendre sur le gazon et devant le perron; puis sur la terrasse j’entendis des pas discrets et qui m’étaient familiers, puis ce bruit s’arrêta. Mais ce n’était plus le sentiment d’autrefois que réveillait en moi le son de ces pas familiers. Quand j’eus fini le morceau, derrière moi les pas reprirent leur marche et une main se posa sur mon épaule.
— Quelle heureuse idée tu as eue de jouer cette sonate! Dit-il.
Je ne répondis pas.
— Tu ne prends pas le thé?
Je secouai négativement la tête, sans me retourner vers lui, pour ne pas lui laisser voir les traces de l’agitation qui régnait encore sur mes traits.
— Elles vont arriver tout à l’heure; le cheval a fait quelques folies, et elles reviennent à pied par la grande route, reprit-il.
— Nous les attendrons, dis-je, et je passai sur la terrasse, espérant qu’il viendrait m’y rejoindre; mais il s’informa des enfants et alla les voir. De nouveau, sa présence, le son de sa voix, si bonne, si simple, me dissuada de croire que tout fût perdu pour moi. Que désirer de plus? Pensais-je: il est bon et doux, il est excellent mari, excellent père, et je ne sais moi-même pas ce qui me manque.
J’allai sur le balcon et je m’assis sous la tente de la terrasse, sur ce même banc où j’étais assise le jour de notre explication décisive. Le soleil était près de son coucher, il commençait à faire sombre; un nuage de printemps estompait le ciel pur où s’allumait déjà le feu d’une petite étoile. Le vent était tombé et pas une feuille, pas une herbe ne frissonnait; l’odeur des lilas et des merisiers, si puissante que l’on eût dit que l’air tout entier fleurissait lui-même, se répandait par bouffées sur le jardin et sur la terrasse, tantôt en s’affaiblissant et tantôt en se renforçant, et donnait l’envie de fermer les yeux, de ne plus rien voir ni rien écouter, et de se borner pour toute sensation à respirer ce doux parfum. Les dahlias et les touffes de rosiers encore sans feuilles, alignés immobiles dans la terre noire et fraîchement bêchée de leurs corbeilles, semblaient élever avec lenteur leurs têtes sur leurs tuteurs blanchis. De leur côté, les rossignols s’envoyaient au loin des cadences intermittentes, et on les entendait voltiger avec inquiétude de place en place.
Ce fut en vain que je cherchai à me calmer; il semblait que j’attendais et que je désirais quelque chose.
Il revint d’en haut et s’assit près de moi.
— Je crois qu’il va pleuvoir, dit-il; les nôtres seront mouillées.
— Oui, repartis-je, et tous deux nous gardâmes longtemps le silence.
Cependant le nuage, en l’absence de tout vent, n’avait cessé de s’abaisser à vue d’œil sur nos têtes; la nature se faisait de plus en plus calme, plus parfumée, plus immobile: tout à coup une goutte tombe et rebondit, pour ainsi dire, sur la toile de la terrasse, et une autre vient s’émietter sur le blocage du sentier; enfin, avec un bruit de grêle qui s’abat lourdement, commença à éclater une pluie à larges gouttes, rafraîchissante et prenant de la force de moment en moment. Aussitôt rossignols et grenouilles se turent de concert, on n’entendit plus que le bruissement des eaux, bien qu’il fût comme étouffé sous le tapage de la pluie: cependant on le distinguait encore dans l’air, et il y avait aussi je ne sais quel oiseau, sans doute caché sous un rameau de feuilles sèches, qui, non loin de la terrasse, gazouillait sur un rythme toujours égal ses deux notes monotones. Serge se leva et parut vouloir s’en aller.
— Où vas-tu? Lui demandai-je en le retenant. Il fait si bon ici.
— Il faut que j’envoie un parapluie et des galoches.
— Ce n’est pas nécessaire, cela va passer tout de suite.
Il en tomba d’accord et nous restâmes ensemble auprès de la balustrade du balcon; j’appuyai la main sur la traverse humide et glissante et j’avançai la tête dehors. Une pluie fraîche m’aspergea les cheveux et le cou par jets saccadés. Le nuage, lumineux déjà et devenant à chaque instant plus clair, se fondit en eau sur nous; au bruit régulier de la pluie succéda bientôt celui des gouttes tombant de plus en plus rares du ciel et des feuillages. De nouveau les grenouilles reprirent leurs coassements, de nouveau les rossignols secouèrent leurs ailes et recommencèrent à se répondre de derrière les touffes humides, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Tout redevint serein sous nos yeux.
— Qu’il fait donc bon vivre! Dit-il en se penchant sur le balustre et en passant sa main sur mes cheveux mouillés.
Cette simple caresse agit sur moi comme un reproche, et j’eus envie de pleurer.
— Qu’est-ce qu’il faut de plus à un homme? Continua-t-il. Je suis en ce moment si content, qu’il ne me manque rien, et que je suis complètement heureux.
— Tu ne me parlais pas ainsi quand cela eût fait mon bonheur, pensai-je. Quelque grand que fût le tien, tu disais alors que tu en voulais plus et plus encore. Et maintenant tu es calme et content, quand mon âme est remplie d’un repentir en quelque sorte inénarrable et de larmes inassouvies!
— À moi aussi la vie est bonne, dis-je, mais je suis triste précisément de ce que la vie soit si bonne pour moi. Je me sens si décousue, si incomplète; j’ai toujours envie de quelque autre chose, et pourtant ici tout est tellement bon, tellement tranquille! Est-il donc possible que pour toi, il ne se mêle aucun chagrin aux jouissances que la nature t’a accordées, comme si, par exemple, tu regrettais quelque chose du passé?
Il retira sa main qui reposait sur ma tête et garda un moment le silence.