La Guerre et la Paix (Texte intégral). León Tolstoi

Читать онлайн.
Название La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066445522



Скачать книгу

et un respect qu’un homme vraiment méchant aurait eu de la peine à obtenir. Malgré sa vie retirée et en dehors de tout emploi officiel, aucun des fonctionnaires du gouvernement où il demeurait n’eût manqué de venir lui présenter ses devoirs et de pousser la déférence jusqu’à attendre son apparition dans le grand vestibule, à l’exemple de la princesse Marie, de l’architecte et du jardinier. Tous ressentaient du reste le même sentiment mêlé de crainte et de respect, lorsque la lourde porte de son cabinet s’ouvrait lentement pour laisser passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudrée, ses mains sèches et fines, ses sourcils épais et grisonnants, dont l’ombre adoucissait parfois l’éclat des yeux brillants et presque jeunes encore.

      Dans la matinée où devait arriver le jeune ménage, la princesse Marie traversa, selon son invariable habitude, le grand vestibule pour aller souhaiter le bonjour à son père, et, comme toujours, à ce moment-là, elle ne pouvait se défendre d’une certaine émotion, elle se signait et priait pour se donner du courage, afin que cette première entrevue se passât sans bourrasque. Le vieux serviteur poudré qui était toujours assis dans le vestibule se leva et lui dit tout bas:

      «Veuillez entrer.»

      Le bruit régulier d’un tour se faisait entendre dans la pièce voisine. La princesse en ouvrit timidement la porte, qui tourna doucement sur ses gonds, et s’arrêta sur le seuil; le prince travaillait, il se retourna et reprit aussitôt son ouvrage.

      Ce cabinet était plein d’objets d’un usage journalier. Une énorme table, sur laquelle étaient jetés au hasard des cartes et des livres, des armoires vitrées dont les clefs brillaient dans leurs serrures, un bureau très élevé pour écrire débout, et sur lequel s’étalait un cahier ouvert, un tour garni de ses outils, et des copeaux jonchant le parquet, témoignaient d’une activité variée, constante et réglée. Au mouvement cadencé de son pied chaussé d’une botte molle à la tartare, à la pression ferme et égale de sa main nerveuse, on restait frappé de la forte dose de volonté contenue dans ce vieillard encore vert. Après avoir travaillé pendant quelques secondes, il retira son pied de dessus la pédale, essuya le repoussoir, qu’il jeta dans un sac de cuir cloué au tour, et s’approcha de la table. Il n’avait pas l’habitude de bénir ses enfants, mais il leur offrait toujours à baiser une joue, que le rasoir négligeait le plus souvent. Ce cérémonial accompli, il examina sa fille et lui dit avec une certaine brusquerie, qui cependant n’était pas exempte d’affection:

      «Tu vas bien, tu vas bien? Assieds-toi là…»

      Et, s’emparant d’un cahier de géométrie écrit de sa main, il étendit la jambe et attira à lui un fauteuil.

      «C’est pour demain,» dit-il vivement en feuilletant les pages et en marquant de l’ongle le paragraphe qu’il avait choisi.

      La princesse Marie se pencha sur la table.

      «Tiens, voici une lettre pour toi,» ajouta-t-il tout à coup, en retirant d’un vide-poche suspendu au mur une enveloppe dont l’adresse avait été écrite par une main féminine, et il la lui jeta.

      À la vue de cette lettre, le visage de la princesse Marie se marbra de taches rouges; elle la saisit aussitôt et la regarda.

      «Est-ce de ton «Héloïse»? Demanda le prince avec un sourire glacial, qui laissa voir des dents jaunes, mais bien conservées.

      – Oui, c’est de Julie, répondit-elle timidement.

      – Je laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la troisième; vous vous écrivez des folies, je parie, … je lirai la troisième.

      – Mais lisez celle-ci, mon père…»

      Et sa fille la lui tendit en rougissant.

      «J’ai dit la troisième, ce sera la troisième, s’écria le vieux prince, en repoussant la lettre pour reprendre son cahier de géométrie.

      – Eh bien, mademoiselle…»

      Et il se pencha au-dessus de sa fille, en appuyant une main sur le dossier du fauteuil où elle était assise et où elle se sentait comme enveloppée de cette atmosphère acre, imprégnée d’une odeur de tabac, particulière à la vieillesse et qui lui était si familière… «Eh bien, ces triangles sont égaux; tu vois l’angle ABC.»

      La princesse regardait avec effroi les yeux brillants de son père, ses joues se couvraient de taches de feu, la peur lui ôtait la faculté de penser et la rendait incapable de suivre les déductions de son professeur, si claires qu’elles fussent… Cette scène se répétait tous les jours; mais à qui en était la faute, au maître ou à l’élève, qui finissait par voir trouble et par ne plus rien entendre? La figure de son père touchait la sienne, elle sentait l’odeur pénétrante de son haleine et ne pensait plus qu’à fuir au plus vite et à se retirer dans sa chambre pour y étudier et résoudre en toute liberté le problème proposé. Lui, de son côté, s’échauffait, repoussait et ramenait son fauteuil avec fracas, tout en faisant maints efforts pour se maîtriser; puis de nouveau il se fâchait, tempêtait et envoyait le cahier à tous les diables.

      Le malheur voulut que, cette fois encore, la princesse répondît de travers:

      «Quelle sotte!» s’écria-t-il, en rejetant le manuscrit.

      Puis, se détournant, il se leva, fit quelques pas, passa la main sur les cheveux de sa fille, se rassit et reprit son explication de plus belle.

      «Cela ne va pas, princesse, cela ne va pas! Lui dit-il, voyant qu’elle était prête à le quitter en emportant son cahier… Les mathématiques sont une noble science, et je ne veux pas que tu ressembles à nos sottes demoiselles. Persévère, tu finiras par les aimer, et la bêtise délogera de ta cervelle.»

      Et il conclut en lui donnant une petite tape sur la joue.

      Elle fit un pas, il l’arrêta du geste, et, saisissant sur son bureau un livre nouvellement reçu, il le lui tendit:

      «Ton «Héloïse» t’envoie aussi je ne sais quelle Clef du mystère; c’est religieux, à ce qu’il paraît. Je ne m’inquiète en rien des croyances de personne, mais je l’ai parcouru. Tiens, prends-le, et va-t’en.» Et, lui tapant cette fois sur l’épaule, il ferma la porte derrière elle.

      La princesse Marie rentra dans sa chambre. L’expression craintive, qui lui était habituelle, rendait encore moins attrayant son visage maladif et sans charme. Elle s’assit devant la table à écrire, garnie de miniatures encadrées, et encombrée de livres et de cahiers jetés au hasard, car elle avait autant de désordre que son père avait d’ordre, et rompit avec impatience le cachet de la lettre de sa plus chère amie d’enfance, Julie Karaguine, que nous avons déjà rencontrée chez les Rostow.

      Voici le contenu de cette lettre:

      «Chère et excellente amie, quelle chose terrible et effrayante que l’absence! J’ai beau me dire que la moitié de mon existence et de mon bonheur est en vous, que, malgré la distance qui nous sépare, nos cœurs sont unis par des liens indissolubles, le mien se révolte contre la destinée, et je ne puis, malgré les plaisirs et les distractions qui m’entourent, vaincre une certaine tristesse cachée que je ressens au fond du cœur depuis notre séparation. Pourquoi ne sommes-nous pas réunies, comme cet été, dans votre grand cabinet, sur le canapé bleu, le canapé aux confidences?

      «Pourquoi ne puis-je, comme il y a trois mois, puiser de nouvelles forces morales dans votre regard si doux, si calme, si pénétrant, regard que j’aimais tant et que je crois voir devant moi quand je vous écris7

      Arrivée à cet endroit de la lettre, la princesse Marie poussa un soupir, se retourna et se regarda dans une psyché, qui lui renvoya l’image de sa personne disgracieuse et de son visage amaigri, dont les yeux toujours tristes semblaient avoir pris,