La Guerre et la Paix (Texte intégral). León Tolstoi

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Название La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066445522



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à entendre les respirations oppressées et les pas précipités des porteurs, on devinait le poids qui les accablait. Ils frôlèrent le jeune homme, et il put apercevoir pendant une seconde, au milieu d’un fouillis de têtes inclinées, la poitrine élevée et puissante du mourant, ses épaules à découvert et sa tête de lion à crinière bouclée. Cette tête, avec son front extraordinairement large, ses pommettes saillantes, sa bouche bien découpée, son regard froid et imposant, n’était pas encore défigurée par les approches de la mort; c’était bien la même que Pierre avait vue trois mois auparavant, lorsque son père l’avait envoyé à Pétersbourg. Mais aujourd’hui elle se balançait inerte, selon la marche inégale des porteurs, et son regard atone ne s’arrêtait sur rien.

      Après quelques minutes de confusion autour du lit, les serviteurs se retirèrent. Anna Mikhaïlovna toucha légèrement Pierre du bout du doigt et lui dit:

      «Venez!»

      Il obéit. On avait donné au malade, à demi soulevé et soutenu par une pile de coussins, une pose apprêtée, en rapport avec le sacrement qu’il venait de recevoir. Ses mains étaient étalées sur le taffetas vert de la couverture, et il regardait droit devant lui, de ce regard vague et perdu dans l’espace, qu’aucun homme ne saurait ni définir ni comprendre; n’avait-il rien à dire ou avait-il à dire beaucoup? Pierre s’arrêta près du lit, ne sachant que faire; il interrogea des yeux son guide, qui, d’un mouvement imperceptible, lui indiqua la main du mourant, en lui faisant signe d’y appliquer un baiser. Pierre se pencha avec précaution pour ne pas toucher à la couverture, et ses lèvres effleurèrent la main large et charnue du comte.

      Pas un muscle ne tressaillit sur cette main, pas une contraction ne parut sur ce visage, et rien, rien ne répondit à cet attouchement. Pierre, indécis, reporta ses yeux sur la princesse, qui lui fit signe de s’asseoir dans le fauteuil, au pied du lit. Il s’assit sans la quitter du regard; elle baissa la tête affirmativement. Plus sûr de son fait, il reprit sa pose de statue égyptienne, et, visiblement embarrassé de sa gaucherie habituelle, il faisait de sérieux efforts pour occuper le moins de place possible, les regards fixés sur les traits de l’agonisant. Anna Mikhaïlovna ne le perdait pas de vue non plus, convaincue de l’importance de cette dernière et touchante entrevue du fils et du père.

      Deux minutes, qui parurent un siècle à Pierre, s’étaient à peine écoulées, lorsque la figure du comte fut subitement et violemment agitée par une convulsion, et sa bouche, rejetée de côté, laissa passer un râle rauque et sourd. Ce fut pour Pierre le premier avertissement d’une fin prochaine; la princesse Droubetzkoï épiait les yeux du mourant pour en deviner les désirs: elle porta son doigt tour à tour sur Pierre, sur la tisane, sur le prince Basile, sur la couverture… tout fut inutile, et un éclair d’impatience sembla briller dans ce regard éteint, qui essayait d’attirer l’attention du valet de chambre immobile au chevet de sa couche.

      «Il demande à être retourné,» murmura ce dernier, qui se mit en devoir de le changer de position.

      Pierre voulut l’aider, et ils venaient d’y réussir, quand une des mains du comte retomba lourdement en arrière, malgré les vains efforts du malade pour la ramener à lui.

      S’aperçut-il de l’expression d’effroi qui se peignit sur la figure bouleversée de Pierre à la vue de ce membre frappé de paralysie, ou quelque autre pensée traversa-t-elle son cerveau? Qui peut le dire? Car il regarda à son tour ce bras désobéissant, le visage terrifié de son fils, et un sourire terne, décoloré, étrange à cette heure, voltigea sur ses lèvres. On aurait dit qu’il répondait, par une compassion ironique, à cette destruction envahissante et graduelle de ses forces.

      Ce sourire inattendu fit mal à Pierre: il fut saisi d’une crampe à la poitrine, il lui vint un chatouillement dans le gosier, et les larmes lui montèrent aux yeux.

      Le malade, qu’on avait recouché du côté de la muraille, poussa un profond soupir.

      «Il s’est assoupi, dit Anna Mikhaïlovna à une des nièces qui revenait à son poste. Allons!…»

      Et Pierre la suivit.

      XXIV

      Il n’y avait plus personne au salon que le prince Basile et la princesse Catiche, assis tous les deux sous le portrait de l’impératrice et causant avec vivacité; ils s’interrompirent soudain à l’entrée de Pierre; il ne put s’empêcher de remarquer que la princesse Catiche faisait un mouvement comme pour cacher quelque chose.

      «Je ne puis voir cette femme, murmura-t-elle en apercevant la princesse Droubetzkoï.

      – Catiche a fait servir le thé dans le petit salon, dit le prince Basile à la princesse Droubetzkoï; allez, allez, ma pauvre amie, mangez un morceau, autrement vous n’y résisterez pas…»

      Et il serra silencieusement et affectueusement le bras de Pierre.

      «Rien ne restaure comme une tasse de cet excellent thé russe après une nuit blanche,» disait le docteur Lorrain, en savourant à petites gorgées le chaud breuvage dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il se tenait debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle on avait préparé le thé et une collation froide.

      Tous ceux qui avaient passé la nuit dans la maison s’étaient réunis dans cette petite pièce, presque entièrement tapissée de glaces, et meublée de consoles dorées. C’était là que Pierre aimait à se retirer pendant les grands bals, car il ne savait pas danser; il préférait s’y isoler pour observer et s’amuser des dames qui y venaient, toutes pimpantes et ruisselantes de diamants et de perles, voir se refléter dans ces glaces leurs brillantes images. À cette heure, l’éclairage ne se composait que de deux bougies; sur une table, placée au hasard, des plats et des tasses se confondaient en désordre; il n’y avait plus de toilettes de fête; mais des groupes étranges, formés de personnes de toute condition, s’entretenaient à voix basse, laissant paraître, à chaque mot, à chaque geste, une incessante préoccupation sur le mystérieux événement qui allait se passer dans l’alcôve de la grande chambre. Pierre avait faim, mais il s’abstint de manger. Il chercha autour de lui sa compagne et la vit se glisser furtivement dans le salon à côté, où étaient restés le prince Basile et la princesse Catiche. Se croyant obligée de la suivre, il se leva et la trouva aux prises avec l’aînée des nièces.

      «Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce qui n’est pas nécessaire, disait Catiche de ce ton irrité qui rappelait le moment où elle avait fermé la porte avec colère.

      – Chère princesse, reprenait Anna Mikhaïlovna avec douceur et en lui barrant le chemin… ce sera, je le crains, trop pénible pour votre pauvre oncle; en ce moment il a si fort besoin de repos;… lui parler des intérêts de ce monde, lorsque son âme est prête à…»

      Le prince Basile, enfoncé dans un fauteuil, les jambes croisées selon son habitude, paraissait ne prêter qu’une médiocre attention au colloque des deux dames; mais ses joues agitées en tous sens tressaillaient d’une émotion contenue.

      «Voyons, ma bonne princesse, laissez faire Catiche; le comte l’aime tant, vous savez?

      – Je ne sais pas même ce qu’il contient, reprit Catiche en se tournant vers lui et en désignant le portefeuille à mosaïque qu’elle tenait entre ses doigts crispés. Je sais seulement que le véritable testament est dans son bureau; il n’y a là dedans que des papiers oubliés…»

      Et elle fit un pas pour échapper à la princesse Droubetzkoï qui, d’un bond se retrouva sur son passage.

      «Je le sais, chère et bonne princesse, répliqua-t-elle en saisissant le portefeuille avec une force qui prouvait sa ferme intention de ne point le lâcher; chère princesse, je vous en conjure, ménagez-le!»

      Une lutte s’engagea entre elles. Catiche se défendait encore