Les Deux Rives. Fernand Vandérem

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Название Les Deux Rives
Автор произведения Fernand Vandérem
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066080068



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      L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, il avait tour à tour détesté tous les gouvernements que ses fonctions l'obligeaient à servir. Et finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine du général Boulanger une carte à son nom, complétée par ces lignes d'exhortation cordiale: «Bravo, général! En avant! Tout le pays est avec vous.»

      Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef de bureau. Convoqué aussitôt dans le cabinet du ministre, il arrivait souriant, la bouche mâchonnant déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de sa révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, comme l'insulte imprévue, la gifle sur la joue qui se tend au baiser.

      Il était rentré dans son bureau en vociférant des hurlements de rage et de menace. Puis, tout de suite, il avait couru se commander des cartes nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: «Ancien sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie»,—et il avait même cloué l'une d'elles à la porte de son logement.

      Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire qui subsistait en lui n'avait osé pousser plus loin cette quasi usurpation de titre. Il s'était décidé à brûler le restant des cartes fallacieuses. En outre son frère intriguait pour lui garder, quand même, le bénéfice de la retraite, trois mille francs sans lesquels il fût tombé dans la pire des gênes. Il attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on eut officiellement liquidé sa pension.

      Seulement, alors, la fougue de ses opinions et la violence de son langage éclatèrent terriblement, comme des explosifs trop longtemps comprimés. Trente années d'exaspérations retenues, dans le besoin de vivre et la crainte des supérieurs, firent irruption par sa bouche en avalanches qu'on pouvait croire intarissables.

      Au début, il voulait donner une formule à ses animosités, étayer de certains principes son mécontentement; et il inclina vers le socialisme. Par malheur, il se perdait dans les questions de capital et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et l'économie politique le dérouta par ses systèmes instables ou que d'autres démentent.

      Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux comme son frère par éducation, rond-de-cuir par accoutumance, il lui fallait une doctrine plus humaine et moins subversive, des théories faciles à embrasser, de la morale plutôt que des chiffres, du sentiment plutôt que de la déduction.

      Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il se fabriqua un credo social où il se trouvait à l'aise, comme dans un habit sur mesure. Persuadé qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il désirait voir établir. Le châtiment des méchants, la mort ou l'exil des voleurs, le retour des mœurs probes, l'écrasement de l'iniquité, voilà, en premier lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? Bah! on aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces purifications; puis on s'occuperait du reste pour le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de ces rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et de rebâtir la société comme s'il s'agissait de la hutte d'un cantonnier. Il savait la force de la tradition, la nécessité de la famille, le charme indispensable de la liberté. Avant de supprimer tout cela, qu'on songeât donc à nettoyer le pays de la vermine qui l'infectait. A l'occasion, l'oncle Cyprien ne refuserait pas son coup de main.

      Il se déclarait prêt à marcher le jour où les camarades iraient en masse appréhender, jusque dans leurs palais, les prévaricateurs, les juifs et les calotins dont la coalition clouait la France au sol comme une fourche à trois branches. La comparaison était de son cru et il la répétait volontiers, en parlant de se faire casser la tête ou de casser celle de beaucoup d'autres.

      La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs préparé à merveille pour figurer dans cette armée de justiciers sincères que la mort du général rebelle a laissée sans chef, mais non sans espoir.

      D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires qui dénoncent les ennemis des faibles ou soutiennent les victimes contre leurs oppresseurs. Et même, successivement, par une anomalie curieuse, il s'était découvert toutes les haines, souvent disparates, dont ces maîtres attisent la flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son cœur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou ses disciples, la haine du prêtre et des dévots; avec Drumont, la haine du juif et de l'exotique. Il relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation s'en ressentait. Les fanfares des injures les plus diverses y croisaient leurs notes discordantes. Les mots de chéquard, de repu, de panamiste, les mots de calotin, de cafard, de ratichon, joints à ceux de youtre, youpin ou rasta, vibraient pêle-mêle comme la basse continue de ses indignations. Et il navrait les siens par sa virulence quand, devant des étrangers, il discutait sociologie.

      Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il s'élança du petit canapé de reps vert où il somnolait, et, la main appuyée aux reins, il alla ouvrir en boitant un peu.

      Un sourire de joie dilata sa physionomie à la vue de M. Raindal. Les deux frères s'embrassèrent selon leur coutume.

      Puis Cyprien s'écria:

      —Ah! je suis bien content de te voir! Viens par ici... J'avais justement des tas de choses à te lire...

      —Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous à dîner ce soir? questionnait M. Raindal tout en suivant son frère.

      —Mais oui, mais certainement!...

      Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait de salon:

      —Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant affectueusement sur les épaules de M. Raindal.

      Après quoi, il se mit à fouiller d'une main hâtive parmi les journaux qui jonchaient le canapé, dépliés, froissés et s'amputant les uns aux autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une gâterie, une débauche de malade, tous ces journaux brouillés,—un luxe qu'il s'offrait quand des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la brasserie, et en petit nombre,—deux ou trois gazettes de combat qui lui chauffaient délicieusement le cerveau après déjeuner comme le petit verre de fine dont il se brûlait la gorge. Enfin il eut achevé son triage, trouvé les trois journaux qu'il cherchait, et les brandissant dans un crépitement de papier chiffonné:

      —Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... De quoi m'amuser et de quoi te faire claquer d'orgueil... Primo, bien entendu, ce qui m'amuse...

      Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture du premier journal. En termes discrets, quoique impitoyables, on y annonçait à bref délai l'arrestation d'un sénateur, ancien ministre, ancien député, bien connu pour ses tripotages, ses complaisances envers la haute banque, ses tendances cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce prochain acte d'énergie.

      —Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... Je ne sais pas qui c'est... J'ai réfléchi pendant des heures sans trouver... Et pourtant, je te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous balaie toutes ces fripouilles... Un de plus à Mazas! Je le marque!...

      Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux mains posées sur ses genoux:

      —Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se corse!... Ça crève, tous ces abcès!

      M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une controverse ou tout au moins l'ajourner en bloc jusqu'après la lecture imminente des deux autres journaux. Habitué par profession, par tournure d'esprit, à ne considérer les choses qu'à travers l'immensité du temps, l'infini des siècles passés et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait à causer politique, il se sentait plus gêné que s'il eût fallu débattre en langue indigène sur une question de tabou avec un chef sauvage de la Polynésie.

      Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, et déchaînant hypocritement entre eux le flux tiède des généralités:

      —Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous vivons dans une