Название | Les Deux Rives |
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Автор произведения | Fernand Vandérem |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066080068 |
Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix:
—Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli!
—Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance!
Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique petit œil vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement, la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait.
Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son cœur se tordre comme un serpent blessé.
C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné, plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le menait.
Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les Chambannes, ni Bœrzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni les gens auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues bottines vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se rapprochaient, se rapprochaient toujours.
Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant:
—Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze.
Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets:
—Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?...
Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille:
—Mais, monsieur, je ne sais pas danser...
—Qu'importe? Tout dépend du danseur...
Il décochait à Mme Chambannes une preste œillade d'amitié ou d'ironie, et, comme tenant une gageure:
—Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse...
Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève, presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger:
—Soit, monsieur... Essayons!...
Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et, s'arrêtant:
—Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à merveille...
Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies de plaisir.
—La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller...
Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme, et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste cramoisie, l'œil écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage. Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!... Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant elle, le bras prêt à l'enlacer.
—Nous repartons, mademoiselle?...
Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura:
—Mais, monsieur, la valse va finir!
—Profitons-en... Un dernier tour!
Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées; et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle prononça:
—Eh bien! oui, un dernier tour.
Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce contact, par saccades brutales qui l'affolaient.
Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était.
—Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes.
—Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte.
Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'œil goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet, du coffre à bois qu'il lui fallait manœuvrer. Encore une heureuse idée qu'ils avaient eue là, son père et Zozé!... Sans compter qu'elle lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela, c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle pâmait, toute blême et raide comme une morte.
—Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma guigne!...
Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille.
En un moment, les Raindal, les Chambannes, Bœrzell, le marquis, furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse.
Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua:
—Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite!
Enfin, dans la chambre