Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman. Boylesve René

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Название Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman
Автор произведения Boylesve René
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066085537



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la devinait, si on allait au-devant de sa pensée encore peureuse, elle était dans une joie, elle vous aurait embrassé. Elle avait la sensibilité d'une feuille au vent; elle allait, venait, était ballottée perpétuellement, sous le coup de mille influences inapparentes qui eussent laissé tout calme hormis elle. Mais cette mobilité n'interrompait pas la continuité de sa grâce. Elle ressemblait à ces fleurs fragiles dont l'air agite les tendres pétales jusqu'à menacer d'en briser l'harmonie toujours renaissante sous les poussées les plus diverses.

      Je sautais de l'ivresse à des désespoirs accablants. J'arrivais de promenades où la vie, côte à côte avec elle, m'apparaissait légère comme la lumière, et mes soirées étaient noires et lourdes, mes nuits coupées de brusques réveils avec cette angoisse toujours: «c'est fini! c'est fini! je ne la verrai plus...»

      Ce cauchemar en venait à empiéter sur le jour; je l'éprouvais même tout à coup en face d'elle, sur les quais ou dans la gondole, et j'avais des mouvements nerveux qu'elle remarquait parfois.

      —Qu'avez-vous? me dit-elle un jour.

      —Mais rien! lui répondis-je.

      Il m'avait semblé que je n'étais plus là, que je rêvais seulement à ces lagunes, à cette lumière, à cette présence... Je serrais le bord de la gondole pour me faire mal avec la réalité, m'affirmer le véritable moment, l'heure bienheureuse qui s'écoulait. Elle me vit et me dit sérieusement:

      —Oh! vous êtes fort!

      Non! l'apparence était par trop stupide: j'avais eu l'air de faire la parade avec mes muscles! Rien ne pouvait m'être plus désagréable; je me hâtai de rire et lui dis:

      —Non! Non! Ne croyez pas! Mais il me passe parfois des idées mauvaises que j'écrase comme cela.

      —Oui, oui! fit-elle, cela m'arrive aussi.

      Mais elle n'avait pas été choquée de la première interprétation. J'aurais pu avoir cette vulgarité sans lui déplaire.

      En traversant la Piazzetta, elle s'approcha doucement de moi et me dit:

      —On peut vous parler à vous comme pas à tout le monde, n'est-ce pas?...

      Et à cause du mouvement que je faisais:

      —Bon! vous allez trouver banal qu'on vous mette à part, à présent, parce que ça se fait en faveur du premier venu à qui l'on parle, me direz-vous... Eh bien? que votre modestie, monsieur, s'arrange donc du traitement de premier venu. Je continue seulement à vous mettre à part, comme n'importe qui.

      Dites-moi, est-ce que la perspective de venir à la maison, à Paris, vous effraiera?

      —La perspective ne m'effraiera pas.

      —Vous riez. Vous n'êtes pas sérieux. On ne sait jamais, quand on vous parle, si vous vous moquez du monde ou bien non. Je vous demande ça parce que maman va vous inviter; vous vous croirez tenu d'accepter, et si ça vous embête après, vous ne reviendrez pas, naturellement, et vous serez malheureux en vous croyant impoli. Je vous connais, peut-être?

      —Mais pourquoi vous imaginer?...

      —Pourquoi? pourquoi? Mais laissez-moi donc vous dire. Parce que, s'il est possible qu'ici vous vous amusiez un peu de notre compagnie—encore que vous soyez parfois fort grincheux—à Paris nous vous horripilerons. Papa est gros, absorbé, et dort le soir; maman est bonne; par-ci par-là nous avons des amis ou quelque chose d'approchant, des gens d'argent, des femmes médiocres, des sportmen, enfin, moi que voici, pas plus attrayante que ça, mais ayant au moins le rare avantage d'entretenir, parmi tout cela, un accord tiède, abrité du grabuge, par ma qualité de... comment dirai-je? comment nommer une jeune fille qui ne peut semer les convoitises intéressées et qui est garantie de l'éclat des autres par un avenir déterminé, étant fiancée à long terme?...

      —Fiancée?...

      —Oui.

      —Ah!

      Elle évita de me regarder, en me disant cela. Mais j'étais certain que cependant elle m'avait vu. J'ignore totalement ma contenance à ce moment. Ce qu'il y a de certain, c'est que, tout debout, continuant à marcher, peut-être à discourir, je perdis à peu près complètement connaissance. J'avançais sans prendre garde, vers la cohue bruyante des gondoliers: «Gondola, signore! gondola, gondola!» Ils brandissaient leurs rames et disposaient les coussins pour nous recevoir... Elle me tira brusquement par la manche:

      —Mais où allez-vous donc?

      Je ne regardais pas à mes pieds: j'atteignais le bord du quai; j'allais faire le pas suivant dans le vide.

      Je me mis à rire tout à coup. Elle se fâcha:

      —Si c'est une plaisanterie que vous avez voulu faire, je ne la trouve pas drôle, dit-elle, en faisant sa moue. Ne vous ai-je pas dit déjà que j'étais peureuse?...

      La sottise de cette apparente plaisanterie, et en avoir ri, m'achevaient. Ma figure devait avoir l'air d'une loque. Elle s'en aperçut, elle crut sans doute que j'étais peiné de sa remontrance et de lui avoir fait peur. Elle se fit toute câline; elle me demanda pardon.

      —C'est étonnant, dit-elle, comme vous changez de visage! A deux instants successifs, on ne vous reconnaît plus.

      Je m'efforçais de ne pas la regarder. Ses yeux et sa voix, quand ils se faisaient tendres, me fondaient littéralement, comme le morceau de sucre sous le thé brûlant.

      Elle poursuivit:

      —C'est, dit-elle, que je vous parle de choses si peu intéressantes! Oh! je vous ai vu déjà, allez! quand un mot qu'on prononce vous choque ou ne vous atteint plus, c'est fini, d'un coup, vous êtes parti. Mais je veux achever tout de même ma petite présentation en règle, parce que si vous venez à la maison, il faut que vous nous connaissiez.

      Je suis fiancée à un monsieur tout à fait riche. Savez-vous ce que c'est? Vous vous moquez de ça, vous! Moi, non. Je ne me fais pas l'idée nette de ce qu'est cela: être tout à fait riche; mais c'est une idée vague à laquelle je me fais. Il faut être tout à fait riche. Papa est riche seulement. J'ai toujours entendu dire que ce n'est pas assez.

      J'ai vu ce monsieur deux ou trois fois. C'est un grand, blond. Il s'appelle Arrigand. Il est bien. Pour le moment, il est à Chicago. Ça fait rire, dites, quand on est à Venise, d'entendre dire que quelqu'un est à Chicago. Mais non, ça n'est pas ridicule!

      —C'est en allant aux Chicagos de jadis que ce beau peuple actif a fait Venise.

      —Ah! n'est-ce pas? vous comprenez ça! Eh bien! ça me fait grand, grand plaisir!...

      —Mais, je ne suis pas si bête...

      Elle sourit.

      —Oui, oui! dit-elle, mais vous auriez blagué mon Chicago, vous qui ne paraissez entiché que de beaux débris, eh bien! ça ne m'aurait pas du tout étonnée, et, à vous dire vrai, ça m'aurait ennuyée, mais ennuyée! vous ne vous en faites pas l'idée...

      —Je veux me la faire assez pour en être flatté.

      —Comme vous voudrez, fit-elle rapidement. Mais, voyez-vous, je vous en prie, ne vous moquez pas de moi... Oh! trêve de protestations! je sais ce dont vous êtes capable; je commence à vous posséder sur le bout du doigt.

      —Merci! et vous êtes encore stupéfaite quand vous me découvrez une lueur d'intelligence...

      —Vous voyez bien! vous voilà encore à railler. Oh! c'est agaçant, agaçant! je suis dans une grande colère après vous! Mon Dieu! pourquoi est-ce que je me tue à vous expliquer des choses que je sais bien que vous avez déjà saisies; vous excellez à combler les réticences; vous devinez admirablement; mais on dirait que pour le moment, vous seriez enchanté de me piquer, de me faire grincer des dents. Mettons donc des points sur les i. Eh bien! c'est tout ce menu et banal trantran de la vie moderne, dont vous semblez faire abstraction, vous, garçon indépendant,