Histoire de Sibylle. Feuillet Octave

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Название Histoire de Sibylle
Автор произведения Feuillet Octave
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066083526



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vers sa nourrice qui la suivait effrayée:

      — Qu'est-ce qu'il y a d'écrit là? dit-elle.

      — Rien, dit la nourrice.

      — Il y a des lettres, reprit Sibylle, le sourcil froncé: lis-moi ce qu'il y a.

      — C'est du latin, mademoiselle.

      Sibylle leva légèrement les épaules et s'en alla. A dater de ce jour, le bon curé de Férias ne reconnut plus son élève; il se frottait les mains, il se félicitait:

      — Je savais, disait-il, qu'à force de patience j'en viendrais à bout.

      Un mois après, Sibylle, sous prétexte de s'informer de la santé de son professeur, qui avait un peu de goutte, se fit conduire au presbytère. En passant, elle entra dans le cimetière, s'arrêta devant les tombes, demeura un moment silencieuse, l'oeil fixé sur les lettres d'or, puis elle s'agenouilla et pleura. Le miracle était fait, Sibylle savait lire.

      Une fois en possession de cette clef élémentaire des connaissances humaines, Sibylle, ainsi qu'il arrive souvent aux esprits de sa trempe, s'en servit avec une ardeur impatiente qui eut désormais besoin d'être modérée et contenue plutôt qu'excitée. Cette fièvre de savoir, qui se portait sur tout et touchait à tout assez indiscrètement, eut deux résultats principaux: le premier fut d'embarrasser à l'excès, en mainte occasion, l'humble précepteur de Sibylle, le second d'engager M. de Férias à retirer les clefs de sa bibliothèque. Le vieux marquis avait trop de jugement toutefois pour se contenter de cette précaution banale; il ne s'alarmait pas d'ailleurs outre mesure de cette fermentation où les rêveries mystiques et les curiosités positives semblaient s'agiter pêle-mêle. Ne rien négliger, ne rien étouffer, mais dégager les éléments confus qui bouillonnaient dans ce jeune cerveau, en régler les aspirations, en discipliner les forces, féconder enfin ce chaos en l'ordonnant, c'était une conduite qui lui était suffisamment tracée par ses principes. Mais M. de Férias sentit que le gouvernement d'une intelligence si active ne pouvait être abandonné plus longtemps aux faibles mains et à la routine pédagogique de l'abbé Renaud: il résolut d'appeler sans retard une institutrice qui aurait, dans l'éducation de sa petite-fille, la charge de la partie temporelle, tandis que la partie spirituelle resterait naturellement confiée aux soins du prêtre. L'abbé eut la modestie de reconnaître la convenance et même la nécessité de cette combinaison:

      — L'enfant, dit-il simplement, laisse voir une sorte de petit génie bizarre dont je suis incapable de débrouiller l'écheveau; tout ce que je pourrai faire, monsieur le marquis, ce sera de lui apprendre son catéchisme, et cela encore, ajouta-t-il en soupirant, avec la grâce de Dieu.

      Pour le choix d'une institutrice, M. de Férias crut pouvoir s'en remettre à la sollicitude de son cousin, le comte de Vergnes, grand-père maternel de Sibylle, auquel sa résidence à Paris et ses relations étendues dans le monde devaient faciliter cette tâche délicate. Il écrivit au comte une lettre grave et touchante dans laquelle, en l'édifiant amplement sur les dispositions de sa petite-fille, il le suppliait de ne rien négliger pour que l'institutrice fût digne de l'élève. Un mois après, M. de Férias, qui commençait à s'inquiéter du silence du comte, en reçut la réponse suivante:

      "Mon cher cousin,

      "A force de plonger, comme un pêcheur de perles, dans l'océan parisien, je crois avoir mis la main sur le trésor demandé. La personne n'est pas d'une physionomie très-séduisante. Elle n'a point d'ailes; néanmoins c'est un ange, dit-on. Je me figurais les anges autrement, mais n'importe, et je vous l'expédie en même temps que ma lettre. Envoyer votre voiture à la gare de ***, train du soir (espoir!). La personne vient d'achever une éducation très-heureuse dont elle a été maigrement récompensée. Votre domestique la reconnaîtra au signalement suivant: Miss O'Neil (Augusta-Mary), trente ans, d'un blond flamboyant, Irlandaise, d'une famille noble très-ancienne, parle toutes les langues mortes et vivantes, tricote, peint, joue de la harpe et monte à cheval. Une foule d'et caetera.

      "Pluie de baisers à Sibylle. Je languis aux pieds de la marquise."

      Une telle lettre, dans une circonstance à ses yeux si intéressante et si essentielle, parut au marquis de Férias d'une légèreté à peine supportable, et, bien qu'accoutumé aux formes mondaines et évaporées qui recouvraient chez M. de Vergnes un fonds assez sérieux de réflexion et de sensibilité, ce ne fut pas sans appréhension qu'il se rendit de sa personne à la gare de *** pour y recevoir l'institutrice qui lui était annoncée dans un langage si équivoque. Le premier aspect de miss O'Neil descendant de wagon avec son sac de voyage fut loin de dissiper les angoisses du marquis: il la reconnut sans peine, malgré les ombres du crépuscule. Miss Augusta-Mary O'Neil affirmait immédiatement son identité. C'était une grande fille maigre, anguleuse, marchant avec une régularité et une roideur d'automate; instinctivement on évitait ses coudes, qui semblaient toujours près de percer ses manches; de chaque côté de son visage aux pommettes saillantes, de longues boucles couleur de feu pendaient comme deux branches de saule. Un chapeau d'été en paille brune, affectant vaguement la forme d'un saladier renversé, surmontait, comme un dôme, cette disgracieuse anatomie. Le coeur de M. de Férias se serra:

      — Vraiment, murmura-t-il, de Vergnes est bien coupable!

      Cependant, lorsqu'il se fut approché de la pauvre miss O'Neil, il vit briller dans son oeil d'un bleu pâle une clarté pareille à celle qui tombe des étoiles, si pure, si honnête, si tendre, en même temps si triste, qu'il en fut soudain ému et à demi conquis. Miss O'Neil, que la conscience de son malheureux extérieur rendait timide, répondit aux compliments courtois du vieux marquis avec un peu de gaucherie, mais en bons termes, sobres et convenables. Sa voix était d'une douceur musicale. M. de Férias commençait à croire, comme M. de Vergnes, que la personne pouvait être un ange, bien que ses ailes fussent effectivement peu apparentes. Il la fit asseoir à ses côtés dans sa voiture, qui prit le chemin de Férias, et il ne différa pas un instant de l'éclairer sur le caractère du jeune esprit dont la direction allait lui être livrée. L'Irlandaise l'écouta religieusement sans l'interrompre jusqu'à ce qu'il eût terminé son discours par un bref résumé de ses principes an matière d'éducation.

      — Monsieur, dit alors miss O'Neil, je vois ce qu'est l'enfant, et je suis heureuse qu'elle soit ainsi. Quant à vos principes, ce sont exactement les miens. Développer et cultiver les dons naturels d'une intelligence, c'est un devoir et ce n'est jamais un danger, si l'on fait en sorte que l'idée de Dieu domine tout et sanctifie tout.

      Le marquis respira longuement sur cette phrase. Il secoua la tête à plusieurs reprises d'un air de satisfaction, et un nuage de poudre parfumée se répandit dans la voiture.

      — Ma chère miss O'Neil, reprit-il, je vous prierais maintenant, si je l'osais, de me conter votre histoire, sur laquelle je vous avoue que mon cousin de Vergnes m'a très-incomplétement renseigné; mais n'allez pas au moins, miss O'Neil, vous méprendre sur les motifs de mon indiscrétion: c'est uniquement au nom de l'intérêt dont vous m'avez tout de suite pénétré que je sollicite cette faveur de votre condescendance.

      On ne saurait dire combien l'affectueuse urbanité du vieux marquis parut à miss O'Neil chose nouvelle et savoureuse. Pauvre et laide jusqu'au ridicule, le monde, on le conçoit, ne l'avait point gâtée. Enveloppée sans cesse d'une atmosphère glaciale qui la contractait, toujours empesée, crispée et nerveuse comme une personne qui marche sous des regards malveillants et ironiques, elle avait beaucoup souffert dans sa fierté, qui était grande et légitime. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit appréciée: ce beau vieillard lui parlait un langage qu'elle n'avait jamais espéré entendre que dans le ciel, de la bouche des élus ses frères, uniquement épris de la beauté et de la splendeur morales. Profitant de l'obscurité, elle laissa glisser de sa paupière deux larmes qu'elle essuya du bout de son gant de soie noire; puis elle conta brièvement son histoire, qui était d'ailleurs fort simple. Le seul point sur lequel elle insista fut l'antique origine de sa famille: elle descendait des anciens rois d'Irlande, qui n'étaient à la vérité, ajoutait-elle, que des chefs de clan; mais enfin un de ses ancêtres, Fergus le Roux, figurait authentiquement au nombre de ces chefs irlandais auxquels le prince Jean