L'Humanité préhistorique. J. de Morgan

Читать онлайн.
Название L'Humanité préhistorique
Автор произведения J. de Morgan
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066075408



Скачать книгу

à laquelle répond l'ingéniosité croissante de la main[14].

      *

       * *

      Dès l'époque où l'Hominien nous apparaît,—par des restes encore trop rares,—au début du quaternaire, dans le pleistocène inférieur et moyen, il est muni d'instruments artificiels[15]: c'est le paléolithique inférieur, la période du premier outillage—qui date, par conséquent, de centaines de siècles. Au pleistocène supérieur, après la dernière phase glaciaire, nous trouvons l'Homo Sapiens fossile[16] et la civilisation déjà avancée du paléolithique supérieur. Avec le commencement de la dernière phase, holocène, nous avons affaire à l'Homo Sapiens actuel[17]. Son activité fabricatrice, son génie inventif se manifeste si bien au cours du néolithique,—qui date de quelque 14 000 ans en Orient, de 9 000 ans dans nos régions,—puis à l'âge des métaux,—dont le point de départ varie également selon les pays,—que la technique essentielle a été constituée. «Les divers outils manuels, les premières machines élémentaires, les industries de première nécessité, filature, tissage, céramique, métallurgie; le roulage et la navigation, l'utilisation des animaux domestiques, les pratiques agricoles, la construction en pierre, toutes ces acquisitions sont antérieures à l'histoire[18].»

      Mais ce sont les premières inventions qui ont été décisives, quand la main, de plus en plus adroite, s'est employée à la fabrication d'instruments artificiels, qui la prolongeaient, pour la défense et l'attaque, pour la multiplication des utilités, pour l'amélioration de la vie. Complété par l'outil, l'organe d'action sur les choses devient lui-même instrument universel. Ou, plus exactement, c'est le cerveau qui le devient,—le cerveau qui se développe merveilleusement par l'effet même des outils que la main lui permet de réaliser. Et en même temps que s'accroît l'universalité de l'espèce, les facilités de spécialisation fonctionnelle de l'individu se trouvent accrues.

      Comment ont été créés les premiers instruments? Problème évidemment insoluble pour qui voudrait une solution rigoureuse.

      On a fait des hypothèses. La théorie de la projection spontanée,—d'après laquelle les hommes ont projeté le bras dans le bâton, le doigt dans le crochet, le poing dans la massue,—n'est pas très explicative. Que les instruments aient prolongé, à l'origine, et imité les organes, c'est assez évident: mais l'invention humaine est surtout dans l'utilisation des propriétés diverses de matières diverses et le façonnement de ces matières[19].

      Il y a, au surplus, des inventions primitives, comme celle du feu, que la projection ne peut expliquer. Dès le début du paléolithique l'homme savait faire du feu; et c'est «l'acte humain par excellence, celui qui est à la base de tous les progrès futurs, qui contient en puissance toutes les civilisations, celui dont la découverte constitue le fait de génie le mieux caractérisé dont l'Humanité puisse se vanter[20].» Arme, lumière, agent modificateur des substances les plus diverses[21], le feu marque une date de la préhistoire, plus importante que toutes les révolutions de l'histoire. Prométhée est le grand révélateur.

      Car il y eut un Prométhée, des Prométhées, pour cette invention à deux degrés: conserver le feu spontané, créer le feu artificiel. Il faut insister, ici, devant les origines de l'industrie humaine, sur le rôle de l'intelligence et de l'individu. Suite de l'habileté manuelle, qui est suite elle-même de l'activité vitale et créatrice d'organes, une intelligence pratique, que meut l'intérêt, doit être distinguée nettement de l'intelligence théorique, de la curiosité désintéressée. Cette forme de l'intelligence qui tend à la «conquête des réalités», au savoir direct pour le pouvoir immédiat, est antérieure à la forme spéculative; ou, tout au moins, c'est la fonction utilitaire de l'intelligence qui a été longtemps prépondérante.

      Cette faculté, que Voltaire appelait l'instinct mécanique et dont le xviiie siècle a, le premier, souligné le rôle, est quelque chose, non de social, mais de spécifique, et qui se trouve chez tous les individus, quoiqu'à des degrés divers chez les divers individus. Prométhée, c'est le «Prévoyant», l'individu doué d'attention, capable de dissocier un élément d'un tout et de le faire entrer dans une combinaison pratique[22]: c'est celui qui a utilisé un tison d'un incendie allumé par la foudre, la propriété de deux branches frottées par le vent ou de deux cailloux entrechoqués par hasard. Et c'est celui, également, qui, remarquant la détente d'une branche pliée, par analogie avec le bras qui lance la pierre en vient à imaginer l'arc; celui qui, associant à l'œuvre de l'ongle ou de la dent le tranchant d'un éclat de silex, invente le premier instrument externe: c'est celui qui sait voir ce que ne voyaient pas les autres (comme Galilée vit la lampe qui se balançait dans la cathédrale de Pise) et en tirer parti.

      L'imitation de ces initiatives et l'addition des progrès successifs sont tout autre chose que l'action de la société. Avec certains penseurs, nous posons ce principe que l'invention technique, à son point vif, pour ainsi dire, porte la marque de l'individu,—comme toute invention. Elle est née de l'expérience directe, au contact d'un cerveau et de l'univers[23].

      Sans aucun doute, la vie sociale favorise de mille façons la technique: elle est instigatrice et propagatrice des inventions; mais elle les entrave aussi, bien souvent, par la tradition, la routine, le développement de pratiques illusoires liées à une spéculation inefficace[24],—tandis qu'une spéculation implicite est virtuellement contenue dans la technique la plus primitive.

      Déjà l'organisme vivant est comme une intelligence en acte: «Tous nos organes supposent une sorte de connaissance du monde extérieur objectivée et matérialisée... Les poumons d'un quadrupède, les branchies d'un poisson sont en quelque sorte la connaissance du milieu où l'animal doit respirer; les pieds, les nageoires, les ailes sont une connaissance du milieu où les êtres différents ont à se mouvoir... Toute organisation, tout système suppose quelque chose d'analogue à la connaissance et qui permet l'existence et le fonctionnement du système, comme ils supposent quelque chose d'analogue au désir et à la volonté, une tendance qui en est l'essentiel, ainsi qu'elle est l'essentiel de l'activité humaine[25].»

      S'il y a une mécanique et une physique concrètes dans l'exercice des énergies musculaires, l'extension de ces énergies par la technique suppose une représentation suffisamment objective du monde matériel et, tout au moins, le sentiment net d'une certaine régularité dans les choses. Avant d'être conçue, la loi de causalité a été de mieux en mieux sentie par le déploiement de l'activité humaine dans un monde régi par cette loi et dont l'homme est partie intégrante.

      La technique a précédé la technologie et, à plus forte raison, la science; mais elle a préparé l'une et l'autre, «La technique est mère de la logique rationnelle[26].»

      *

       * *

      Bien plutôt que Homo Sapiens, l'homme aux origines, est Homo Faber. Et il demeure Homo Faber. Nous aurons à montrer plus tard que, décisif au début, le rôle de la technique est immense tout le long de l'évolution humaine[27]: l'homme est «ouvrier et ingénieur», «fabricant infatigable d'outils, d'instruments, de machines»[28].

      Paul Lacombe, ce vigoureux et original théoricien de l'histoire, qui faisait une place prépondérante à l'économique[29], devait donner à notre tome XX une préface où il aurait relié la technique de la préhistoire à l'Économie des Grecs et des Romains. Ce qu'il a écrit sur ces matières,—par exemple dans son Histoire considérée comme science,—certaines notes de son Journal, qui répondent à cette préoccupation, nous font vivement regretter un collaborateur si bien préparé. Non seulement il analysait avec une pénétrante ingéniosité cette évolution qui va des propriétés superficielles aux propriétés profondes des choses, et où peu à peu l'art et la science se dégagent de la technique; mais il mettait en lumière ce fait que dans l'histoire de la technique—chaine continue de l'histoire générale—la masse, la plèbe, joue sa partie, une partie capitale: «L'histoire de la technique ne serait pas l'histoire universelle, mais à coup sûr la plus universelle des histoires, puisque l'homme de tous les temps a été en grande masse un ouvrier[30].»

      C'est