L'Humanité préhistorique. J. de Morgan

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Название L'Humanité préhistorique
Автор произведения J. de Morgan
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066075408



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ou du maniement des instruments de défense. Grâce à ces derniers, les mâchoires ont tout à fait cessé de mordre et de déchirer, comme elles avaient déjà cessé de saisir, pour se borner à la mastication des aliments; elles se sont peu à peu, en raison de ce moindre travail, raccourcies et allégées[2].» La réduction des muscles élévateurs de la mâchoire inférieure a eu pour effet, à son tour, de mettre le cerveau plus à l'aise et de lui permettre un développement considérable. À la fois par un jeu de conséquences et par l'action persistante de la tendance initiale, le visage humain s'est peu à peu «préparé pour le langage et pour le sourire».

      La main, le langage: voilà l'humanité. Nous croyons que ce qui doit être mis en lumière tout d'abord, dans cette œuvre, ce qui marque la fin de l'histoire zoologique et le début de l'histoire humaine, c'est l'invention de la main—pourrait-on dire—et celle du langage; c'est le progrès décisif de la logique pratique et de la logique mentale.

      Dans l'évolution humaine, si le milieu physique et le facteur race ont joué leur rôle,—considérable, et qui sera précisé,—l'élément logique leur sert de base. Si le milieu social a joué son rôle,—capital, et qui sera souligné,—bien loin qu'il ait créé la logique, il en est lui-même une manifestation: la société est un mode intensif de la vie, ébauché par l'animal, perfectionné par l'homme.

      La logique, rappelons-le, c'est autre chose, pour nous, c'est quelque chose de plus large que la finalité: c'est l'appropriation, qui peut être tâtonnante, qui peut être purement fortuite, de moyens à besoins—nés de la tendance[3]. Logique en acte, la vie retient l'utile, et ainsi s'adapte au milieu. Comme l'a montré Henri Bergson (car il y a une partie de son Évolution créatrice qui est indiscutable et qui résume, de façon heureuse et profonde, des données de science objective), la matière organisée a «la mystérieuse puissance de monter des machines très compliquées» et, par le moyen de ces appareils, de lâcher utilement l'énergie qu'elle accumule[4]. On peut la définir un mécanisme de formation intérieure, ou encore une «organisation qui s'invente elle-même». L'Histoire, dans sa plus large extension, est logique vécue,—avant d'être logique extériorisée (ou technique), logique collective (ou société), logique réfléchie (ou raison).

      L'Histoire, tout entière, est essentiellement logique. Voilà notre hypothèse fondamentale, que l'œuvre, dans son ensemble, devra contrôler par le libre travail de collaborateurs éminents. Et cette hypothèse commande notre plan.

      *

       * *

      Le sujet du présent volume, en son fond, c'est la main et les prolongements de la main. On ne saurait trop insister sur ce fait que, dans l'évolution de la vie, l'«instant décisif» se produit avec l'adoption par un être—qui devient l'homme—de la station debout, la libération des mains qui en résulte[5], et l'industrieuse activité que permet cette libération. Il y a dans l'usage de la main comme instrument la manifestation d'un important progrès psychique et la promesse d'importants progrès ultérieurs.

      L'évolution primitive du psychisme ne peut être retracée, de façon approximative, que d'après le rapport qui existe entre le comportement des êtres—comme dit l'actuelle psychologie zoologique[6]—et le développement du système nerveux, ou plutôt de sa fleur cérébrale. On voit, dans «l'océan mobile des formes de vie», le cerveau, qui assure l'harmonie interne et préside aux relations extérieures, s'accroître et se perfectionner, à mesure que l'organisme se complique et, non seulement s'équilibre mieux avec le monde extérieur, mais a plus de prises sur lui.

      Déjà chez les insectes, au cours de la période secondaire, le cerveau avait acquis un certain volume qui répondait à ce «savoir-faire» à peu près fixé qu'on nomme (d'un terme équivoque) l'instinct. Il y a là un psychisme inférieur, résultat (on a le droit de l'inférer) de la tendance et de la mémoire associative[7].

      Au cours de la période tertiaire, le psychisme se développe remarquablement chez les vertébrés. Avec les mammifères, des fonctions variées se solidarisent et se contrôlent par l'accroissement des hémisphères cérébraux. Cet accroissement, dans un crâne trop étroit, entraîne, surtout chez les primates, des plissements, des circonvolutions. Le cerveau se modifie plus, et plus vite, que le reste du corps. «Dans la progression des hémisphères cérébraux à travers les époques géologiques et les échelons zoologiques, c'est le lobe frontal, siège des associations les plus compliquées et des combinaisons mentales les plus appropriées, qui a grandi[8]»: il devient le centre intellectuel[9]. Le primate, chez qui est énorme le poids relatif du cerveau[10], a une faculté d'adaptation particulièrement souple; et celle-ci se manifeste surtout dans l'aptitude à la préhension de ses membres antérieurs, à pouce opposable, à ongles plats. Chez l'Hominien, les membres antérieurs, délivrés de la fonction locomotrice, sont réservés à cet office préhensile: et voici la main.

      Il est probable que, au cours de la période tertiaire, la différenciation progressive des saisons, l'absence des fruits pendant de longs mois, ont engagé certains primates, dont les membres antérieurs étaient plus courts que les postérieurs, à abandonner définitivement la vie arboricole, à se redresser, à marcher, à différencier les quatre extrémités des membres en pieds et en mains.

      Le «besoin de savoir et de voir de plus haut», dont parle M. Perrier, tire de la station debout un avantage qui a certainement favorisé cette station. Mais le besoin de savoir, à l'origine, est tout pratique; il est greffé sur l'intérêt vital, immédiat. Comme il a provoqué la station debout et l'emploi de la main, c'est l'intérêt qui avive dans le cerveau la lumière de la conscience. La synthèse psychique produit la clarté, et la clarté augmente la puissance de synthèse. Tant bien que mal, la tendance peut se satisfaire dans la conscience la plus obscure; mais l'activité en s'éclairant devient plus sûre d'elle-même[11].

      On a remarqué justement que les animaux sont spécialistes, que leur structure, adaptée à des conditions de vie bien déterminées, tout à la fois leur a procuré certaines supériorités dans des limites étroites, et les a fixés de façon presque définitive. Leur psychisme n'a que des «franges d'intelligence». L'homme échappe à la spécialisation morphologique. Homo nudus et inermis. Son lobe frontal pourvoit à tout, et sa main est l'extériorisation active du cerveau. Sans moyens défensifs ou offensifs spéciaux, sans crocs, sans cornes, sans griffes, sans carapace, sans écailles, il a la main,—instrument fortifié par l'usage locomoteur, assoupli, affiné par la fonction préhensile, et bientôt propre aux offices les plus divers, dans les circonstances les plus variées.

      La main, par des informations—tactiles et musculaires—de plus en plus précises, qui s'associent aux sensations visuelles et les complètent, contribue efficacement à la connaissance du monde extérieur. Par la mimique, essai de langage elle active, de façon directe, le rapprochement des hommes. Elle l'active aussi de façon indirecte: elle leur permet de coopérer, grâce à une spécialisation d'un genre nouveau,—non plus spécifique et de structure, mais individuelle et de fonction. La société se développera, comme l'être vivant, par l'unité plus forte du composé dans la diversité plus grande des parties composantes.

      Jusqu'où remonte cette main, qui accroît singulièrement le pouvoir d'une espèce privilégiée?—S'il est impossible de le préciser, il n'est pas douteux que ce soit très loin—à des milliers de siècles—dans le tertiaire. On a le droit d'affirmer, sans le pouvoir prouver, que plusieurs espèces d'Hominiens, parmi lesquelles l'espèce qui devait aboutir à l'Homo Sapiens, ont existé dans le pliocène, et même dans le miocène,—sinon plus haut. La terre n'a été encore que très imparfaitement fouillée: elle a fourni bien peu jusqu'ici à la paléontologie. «Les terrains pliocènes et miocènes nous réservent certainement de curieuses, de passionnantes découvertes... Un jour viendra où l'on découvrira un Hominien de petite taille, à la station à peu près droite, à la boîte cérébrale relativement très grande par rapport au volume total du corps, mais très inférieure, en valeur absolue, à celle de tous les Hominiens déjà