Les Nuits chaudes du Cap français. Rebell Hugues

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Название Les Nuits chaudes du Cap français
Автор произведения Rebell Hugues
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066081393



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      —Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux savoir si l'argent existe.

      —No savé. (Je ne sais pas.)

      —Tu le sais, et tu me le diras...

      J'ai eu tort d'interrompre cette dispute. J'aurais appris si Zinga a fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l'argent que j'ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur: «Tu sais bien qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il veut...»? Quel est ce blanc? que veut-il? Zinga et son mari m'ont paru tous deux fort troublés à ma vue.

      Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cette après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout cela dans ce journal, j'y réfléchirai ensuite plus aisément et j'aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de protéger ma chère enfant.

      J'étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne ferons la grande récolte qu'après la Saint-Jean, mais nous voulions voir si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse de l'année dernière, qui étaient déjà mûres. J'expliquais à Antoinette le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de chevaux, mettent en branle l'arbre qui, à son tour, active le jeu des trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes pleines, puis les bagaces.

      Mme de Létang arriva, en compagnie de l'abbé de la Pouyade, vêtus l'un et l'autre avec une élégance telle qu'on aurait dit qu'ils allaient en visite de cérémonie.

      Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée de blonde d'Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé également de dentelles; son fichu très ouvert et à peine noué par des ganses de soie roses laissait voir entièrement sa gorge. Une anglaise amadis, à grands pans, lui faisait une taille d'une finesse exagérée sur ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa ceinture et une autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une touffe de plumes blanches.

      Je sais qu'elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents petites et bien taillées, encore qu'elle les montre trop souvent; et, malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air langoureux qui plaisent; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l'a vue se baigner nue, dit qu'elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus belle des femmes, est-ce une raison, pour s'habiller de la sorte quand on va voir une amie et visiter un moulin? Toute cette coquetterie est d'un fâcheux exemple pour Agathe, qui l'accompagnait, d'autant plus qu'Agathe, habillée elle-même d'une simple robe de mousseline, devait être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de Létang sur sa toilette, elle s'est retroussée pour me montrer son jupon. L'abbé de La Pouyade était présent, elle n'a manifesté pourtant aucun embarras; je dois ajouter que l'abbé ne laissait voir non plus aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe du jupon comme une marchande de modes; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son nez en bec de corbeau qui semble fureter partout.

      Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation, mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant paraître une si belle toilette, n'a pu s'empêcher d'y prêter attention; or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les tambours; comme les paquets qu'apportent les cabrouetières sont quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu'ils s'introduisent entre les tambours; distraite par Mme de Létang, Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite maîtresse quand, tout à coup, son bras s'est trouvé engagé entre les tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l'avons vue se jeter, disparaître entre les pressoirs; un cri perçant s'est fait entendre puis un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le clic-clac des fouets, le trot des chevaux: le moulin tournait alors à toute vitesse.

      —Arrêtez-donc, voyons, brutes! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau, les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les arrêter comme s'ils n'avaient rien vu de l'accident.

      Il était trop tard; les tambours avaient entraîné la malheureuse; le corps avait suivi le bras; un filet de sang qui coulait du moulin et je ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents d'engrenage, elle s'était détachée du tronc et était tombée hors du moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l'épouvante, une douleur excessive, la langue collée à la lèvre inférieure; la bouche qui s'ouvrait comme pour crier, tout le visage révélait l'atrocité du supplice.

      L'abbé de La Pouyade s'est approché et faisant le geste de la pénitence:

      —Ego te absolvo, in nomine Domini.

      —Qu'est-ce qu'il y a? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs.

      —Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l'éloigner de ce répugnant spectacle; mais il a fallu que cette sotte d'Agathe lui apprît l'accident:

      —C'est une négresse qui vient de se faire couper la tête.

      Mme de Létang s'est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait du moulin ne les tachât, elle s'est mise à examiner avec curiosité la tête de la morte.

      —C'est affreux! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes!

      —Faut-il continuer? a demandé Robert, le mulâtre qui remplaçait mon commandeur alors absent.

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