L'oiseau. Jules Michelet

Читать онлайн.
Название L'oiseau
Автор произведения Jules Michelet
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066082987



Скачать книгу

meurtrière, et son sentiment nouveau, sa tendresse pour ces vies touchantes qu'il découvre, pour ces âmes, ces personnes reconnues par lui. J'ose dire que désormais il ne chassera pas sans remords. Père et second créateur de ce monde d'amour et d'innocence, il trouvera entre eux et lui une barrière de compassion. Et quelle? Son œuvre elle-même, le livre où il les vivifie.

      Je commençais son livre à peine, lorsqu'il me fallut quitter Nantes. Moi aussi, j'étais malade. L'humidité du climat, le travail âpre et soutenu, et, bien plus encore, sans doute, le combat de mes pensées, semblaient avoir atteint en moi ce nerf de vitalité sur lequel rien n'eut jamais prise. Le chemin que nos hirondelles nous traçaient, nous le (Page )suivîmes, nous nous en allâmes au midi. Nous posâmes notre nid mobile dans un pli des Apennins, à deux lieues de Gênes.

      Admirable situation, abri défendu, réservé, qui, sur cette côte d'un climat variable, garde l'étonnant privilége d'une température identique. Quoiqu'on ne pût se passer entièrement de feu, le soleil d'hiver, chaud en janvier, encourageait le lézard et le malade, et les faisait croire au printemps. Le dirai-je, cependant? Ces orangers, ces citronniers, harmoniques dans leur immuable feuillage à l'immuable bleu de ciel, n'étaient pas sans monotonie. La vie animée y était infiniment rare. Peu ou point de petits oiseaux; nul oiseau de mer. Le poisson, fort rare, n'anime pas ces eaux transparentes. Je les perçais du regard à une grande profondeur, sans rien voir que la solitude, et les rochers blancs et noirs qui sont le fond de ce golfe de marbre.

      Cette côte, extrêmement étroite, n'est qu'une petite corniche, un extrême petit bord, un simple sourcil de la montagne, comme auraient dit les latins. En gravir l'échelle pour dominer le golfe, c'est même pour les bien portants une violente gymnastique. J'avais pour toute promenade un petit quai, ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui serpente toujours serré, et le plus souvent de trois (Page )pieds de large, entre les vieux murs de jardin, les écueils et les précipices.

      Profond était le silence, la mer brillante, mais seule, monotone, sauf le passage de quelques barques lointaines. Le travail m'était interdit; pour la première fois depuis trente ans, j'étais séparé de ma plume, sorti de la vie d'encre et de papier dont j'avais toujours vécu. Cette halte, que je croyais stérile, me fut très-féconde en réalité. Je regardai, j'observai. Des voix inconnues s'éveillèrent en moi.

      Assez éloignés de Gênes et des excellents amis que nous y avions, notre société unique était avec le petit peuple des lézards qui courent sur les rocs, se jouent ou dorment au soleil. Charmants, innocents animaux qui tous les jours à midi, lorsqu'on dîne et que le quai est absolument désert, m'amusaient de leurs vives et gracieuses évolutions. Ma présence, au commencement, leur paraissait inquiétante; mais huit jours n'étaient pas passés que tous, même les plus jeunes, me connaissaient et savaient qu'ils n'avaient rien à redouter de ce paisible rêveur.

      Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes lézards, pour qui une mouche était un ample banquet, ne différait en rien de celle de la povera (Page )gente de la côte. Plusieurs faisaient cuire de l'herbe. Mais l'herbe n'était pas commune, dans la montagne aride et décharnée. Le dénûment de la contrée était au delà de ce qu'on peut croire. Je ne me fâchai nullement d'y participer, de me trouver harmonisé aux misères de l'Italie, ma glorieuse nourrice qui a élevé la France et moi-même plus qu'aucun Français.

      Nourrice? Elle l'était toujours, autant qu'elle pouvait l'être dans sa pauvreté de ressources, dans la pauvreté de nature où ma santé me réduisait. Incapable d'aliments, je recevais d'elle encore la seule nourriture que je supportasse, l'air vivifiant et la lumière, ce soleil qui permettait, dans un des grands hivers du siècle, d'avoir souvent la fenêtre ouverte en janvier.

      Toute ma préoccupation, dans l'oisive vie de lézard que je menais sur ce rivage, fut celle de la contrée, de cette vieillesse apparente de l'Apennin et des montagnes qui entourent la Méditerranée. Serait-elle donc sans remède? ou bien, dans leurs flancs déboisés, retrouverait-on les sources qui peuvent recommencer la vie? Telle fut l'idée qui m'absorba. Je ne pensai plus à mon mal; je ne songeai plus à guérir. Grand progrès pour un malade. Je m'oubliai. Mon affaire était désormais (Page )de ressusciter ce grand malade, l'Apennin. À mesure qu'on me démontra qu'il n'était pas désespéré, que ses eaux étaient cachées, non perdues, qu'en les retrouvant, on pourrait y renouveler les végétaux, et par suite la vie animale, je m'en sentis mieux moi-même, rafraîchi et renouvelé. À chaque source qu'on lui retrouvait, je fus aussi moins altéré; je crus les sentir sourdre en moi.

      Féconde est toujours l'Italie. Elle le fut pour moi par son dénûment et sa pauvreté. L'âpreté du chauve Apennin, cette famélique côte Ligurienne, éveillèrent par le contraste, la pensée de la nature plus que n'avait fait la richesse luxuriante de notre France occidentale. Les animaux me manquèrent; j'en sentis l'absence. Au silencieux feuillage des sombres jardins d'orangers, je demandais l'oiseau des bois. Je sentis pour la première fois que la vie humaine devient sérieuse, dès que l'homme n'est plus entouré de la grande société des êtres innocents dont le mouvement, les voix et les jeux sont comme le sourire de la création.

      Une révolution se fit en moi, que je raconterai peut-être un jour. Je revins, de toutes les forces de mon existence malade, aux pensées que j'avais émises, en 1846, dans mon livre du Peuple, à cette Cité (Page )de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et sauvages, enfants, même encore ces autres enfants que nous appelons animaux, sont tous citoyens à différents titres, ont tous leur droit et leur loi, leur place au grand banquet civique. «Je proteste, pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière que la Cité repousse encore et n'abrite point de son droit, moi, je n'y entrerai point et m'arrêterai au seuil.»

      Ainsi, toute l'Histoire naturelle m'avait apparu alors comme une branche de la politique. Toutes les espèces vivantes arrivaient, dans leur humble droit, frappant à la porte pour se faire admettre au sein de la Démocratie. Pourquoi les frères supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux que le Père universel harmonise dans la loi du monde?

      Telle fut donc ma rénovation, cette tardive vita nuova qui m'amena peu à peu aux sciences naturelles. L'Italie, qui a été toujours pour beaucoup dans ma destinée, en fut le lieu, l'occasion, de même que, trente ans plus tôt, elle m'avait donné (par Vico) la première étincelle historique.

      Chère et bienfaisante nourrice! Pour avoir un moment partagé ses misères, souffert, rêvé, avec (Page )elle, elle me donna la chose sans prix, qui vaut plus que tous les diamants. Quelle? Un profond accord d'esprit, une communication féconde des plus intimes pensées, une parfaite harmonie du foyer dans la pensée de la Nature.

      Nous y entrions par deux routes: moi, par l'amour de la Cité, par l'effort de la compléter en m'y associant tous les êtres; elle, par l'idée religieuse et par l'amour filial pour la maternité de Dieu.

      Dès ce temps nous pûmes, chaque soir, mettre en commun notre banquet.

      J'ai déjà dit comment cette œuvre s'enrichissait à notre insu, fécondée chemin faisant par nos modestes auxiliaires. Ils l'ont presque toujours dictée.

      Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, nos oiseaux de Nantes le firent. Certain rossignol dont je parle à la fin du livre en fut le couronnement.

      Ces impressions diverses vinrent se réunir et se fondre, dans notre sérieux retour en France, et surtout ici, devant l'Océan. Au promontoire de la Hève, sous les vieux ormes qui le dominent, (Page )cette révélation s'acheva. Les goëlands de la côte, les petits oiseaux du bois, ne dirent rien qui ne fût compris. Toutes ces choses résonnaient en nous, comme autant de voix intérieures.

      Le phare, la grande falaise, de trois ou quatre cents pieds, qui regardent de si haut la vaste embouchure de la Seine, le Calvados et l'Océan, c'était le but ordinaire de nos promenades et notre point de repos. Nous y montions le plus souvent par un chemin profond, couvert, plein de fraîcheur et d'obscurité, qui aboutit tout à coup à cette lumière immense. Parfois aussi nous gravissions le colossal escalier qui, sans surprise, en plein soleil, toujours devant la grande mer, mène au sommet en trois gradins, dont chacun a plus de