La Curée. Emile Zola

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Название La Curée
Автор произведения Emile Zola
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066086787



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au bercement voluptueux de toutes ces roues qui tournaient devant elle. Puis, levant la tête vers Maxime, dont les regards déshabillaient tranquillement les femmes étalées dans les coupés et dans les landaus voisins:

      —Vrai, demanda-t-elle, est-ce que tu la trouves jolie, cette Laure d'Aurigny? Vous en faisiez un éloge, l'autre jour, lorsqu'on a annoncé la vente de ses diamants!...

      A propos, tu n'as pas vu la rivière et l'aigrette que ton père m'a achetées à cette vente?

      —Certes, il fait bien les choses, dit Maxime sans répondre, avec un rire méchant. Il trouve moyen de payer les dettes de Laure et de donner des diamants à sa femme.

      La jeune femme eut un léger mouvement d'épaules.

      —Vaurien! murmura-t-elle en souriant.

      Mais le jeune homme s'était penché, suivant des yeux une dame dont la robe verte l'intéressait. Renée avait reposé sa tête, les yeux demi-clos, regardant paresseusement des deux côtés de l'allée, sans voir. A droite, filaient doucement des taillis, des futaies basses, aux feuilles roussies, aux branches grêles; par instants, sur la voie réservée aux cavaliers, passaient des messieurs à la taille mince, dont les montures, dans leur galop, soulevaient de petites fumées de sable fin. A gauche, au bas des étroites pelouses qui descendent, coupées de corbeilles et de massifs, le lac dormait, d'une propreté de cristal, sans une écume, comme taillé nettement sur ses bords par la bêche des jardiniers; et, de l'autre côté de ce miroir clair, les deux îles, entre lesquelles le pont qui les joint faisait une barre grise, dressaient leurs falaises aimables, alignaient sur le ciel pâle les lignes théâtrales de leurs sapins, de leurs arbres aux feuillages persistants, dont l'eau reflétait les verdures noires, pareilles à des franges de rideaux savamment drapées au bord de l'horizon. Ce coin de nature, ce décor qui semblait fraîchement peint, baignait dans une ombre légère, dans une vapeur bleuâtre qui achevait de donner aux lointains un charme exquis, un air d'adorable fausseté.

      Sur l'autre rive, le Chalet des Iles, comme verni de la veille, avait des luisants de joujou neuf; et ces rubans de sable jaune, ces étroites allées de jardin, qui serpentent dans les pelouses et tournent autour du lac, bordées de branches de fonte imitant des bois rustiques, tranchaient plus étrangement, à cette heure dernière, sur le vert attendri de l'eau et du gazon.

      Accoutumée aux grâces savantes de ces points de vue, Renée, reprise par ses lassitudes, avait baissé complètement les paupières, ne regardant plus que ses doigts minces qui enroulaient sur leurs fuseaux les longs poils de la peau d'ours. Mais il y eut une secousse dans le trot régulier de la file des voitures. Et, levant la tête, elle salua deux jeunes femmes couchées côte à côte, avec une langueur amoureuse, dans un huit-ressorts qui quittait à grand fracas le bord du lac pour s'éloigner par une allée latérale. Mme la marquise d'Espanet, dont le mari, alors aide de camp de l'empereur, venait de se rallier bruyamment, au scandale de la vieille noblesse boudeuse, était une des plus illustres mondaines du Second Empire; l'autre, Mme Haffner, avait épousé un fameux industriel de Colmar, vingt fois millionnaire, et dont l'Empire faisait un homme politique. Renée, qui avait connu en pension les deux inséparables, comme on les nommait d'un air fin, les appelait Adeline et Suzanne, de leurs petits noms. Et, comme, après leur avoir souri, elle allait se pelotonner de nouveau, un rire de Maxime la fit se tourner.

      —Non, vraiment, je suis triste, ne ris pas, c'est sérieux, dit-elle en voyant le jeune homme qui la contemplait railleusement, en se moquant de son attitude penchée.

      Maxime prit une voix drôle.

      —Nous aurions de gros chagrins, nous serions jalouse!

      Elle parut toute surprise.

      —Moi! dit-elle. Pourquoi jalouse?

      Puis elle ajouta, avec sa moue de dédain, comme se souvenant:

      —Ah! oui, la grosse Laure! Je n'y pense guère, va.

      Si Aristide, comme vous voulez tous me le faire entendre, a payé les dettes de cette fille et lui a évité ainsi un voyage à l'étranger, c'est qu'il aime l'argent moins que je ne le croyais. Cela va le remettre en faveur auprès des dames.... Le cher homme, je le laisse bien libre.

      Elle souriait, elle disait «le cher homme», d'un ton plein d'une indifférence amicale. Et subitement, redevenue très triste, promenant autour d'elle ce regard désespéré des femmes qui ne savent à quel amusement se donner, elle murmura:

      —Oh! je voudrais bien.... Mais non, je ne suis pas jalouse, pas jalouse du tout.

      Elle s'arrêta, hésitante.

      —Vois-tu! je m'ennuie, dit-elle enfin d'une voix brusque.

      Alors elle se tut, les lèvres pincées. La file des voitures passait toujours le long du lac, d'un trot égal, avec un bruit particulier de cataracte lointaine. Maintenant, à gauche, entre l'eau et la chaussée, se dressaient des petits bois d'arbres verts, aux troncs minces et droit, qui formaient de curieux faisceaux de colonnettes. A droite, les taillis, les futaies basses avaient cessé; le Bois s'était ouvert en larges pelouses, en immenses tapis d'herbe, plantés çà et là d'un bouquet de grands arbres; les nappes vertes se suivaient, avec des ondulations légères, jusqu'à la Porte de la Muette, dont on apercevait très loin la grille basse, pareille à un bout de dentelle noire tendu au ras du sol; et, sur les pentes, aux endroits où les ondulations se creusaient, l'herbe était toute bleue. Renée regardait, les yeux fixes, comme si cet agrandissement de l'horizon, ces prairies molles, trempées par l'air du soir, lui eussent fait sentir plus vivement le vide de son être.

      Au bout d'un silence, elle répéta, avec l'accent d'une colère sourde:

      —Oh! je m'ennuie, je m'ennuie à mourir.

      —Sais-tu que tu n'es pas gaie, dit tranquillement Maxime. Tu as tes nerfs, c'est sûr.

      La jeune femme se rejeta au fond de la voiture.

      —Oui, j'ai mes nerfs, répondit-elle sèchement.

      Puis elle se fit maternelle.

      —Je deviens vieille, mon cher enfant; j'aurai trente ans bientôt. C'est terrible. Je ne prends de plaisir à rien.... A vingt ans, tu ne peux savoir....

      —Est-ce que c'est pour te confesser que tu m'as emmené? interrompit le jeune homme. Ce serait diablement long.

      Elle accueillit cette impertinence avec un faible sourire, comme une boutade d'enfant gâté à qui tout est permis.

      —Je te conseille de te plaindre, continua Maxime; tu dépenses plus de cent mille francs par an pour ta toilette, tu habites un hôtel splendide, tu as des chevaux superbes, tes caprices font loi, et les journaux parlent de chacune de tes robes nouvelles comme d'un événement de la dernière gravité; les femmes te jalousent, les hommes donneraient dix ans de leur vie pour te baiser le bout des doigts.... Est-ce vrai? Elle fit, de la tête, un signe affirmatif, sans répondre.

      Les yeux baissés, elle s'était remise à friser les poils de la peau d'ours.

      —Va, ne sois pas modeste, poursuivit Maxime; avoue carrément que tu es une des colonnes du Second Empire. Entre nous, on peut se dire de ces choses-là.

      Partout, aux Tuileries, chez les ministres, chez les simples millionnaires, en bas et en haut, tu règnes en souveraine. Il n'y a pas de plaisir où tu n'aies mis les deux pieds, et si j'osais, si le respect que je te dois ne me retenait pas, je dirais....

      Il s'arrêta quelques secondes, riant; puis il acheva cavalièrement sa phrase.

      —Je dirais que tu as mordu à toutes les pommes.

      Elle ne sourcilla pas.

      —Et tu t'ennuies! reprit le jeune homme avec une vivacité comique. Mais c'est un meurtre!... Que veux-tu! Que rêves-tu donc!?

      Elle haussa les épaules, pour dire qu'elle ne savait pas. Bien qu'elle penchât la tête, Maxime la vit alors si sérieuse, si sombre, qu'il se tut. Il regarda