Conscience. Hector Malot

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Название Conscience
Автор произведения Hector Malot
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066089078



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      Son papier timbré dans sa poche, Saniel retourna chez Caffié qu'il rencontra sous sa porte cochère, où il lui remit l'exploit de l'huissier.

      —Je verrai ça ce soir, dit l'homme d'affaires; pour le moment, je vais dîner. Mais soyez tranquille, je ferai dès demain matin le nécessaire. Bonsoir; je meurs de faim.

      Si Saniel ne mourait pas de faim, il eût cependant, lui aussi, dîné volontiers, mais trois jours auparavant il s'était saigné à blanc pour adoucir son tapissier par un acompte aussi fort qu'il avait pu le faire, ne gardant que cinq francs pour lui, et ce n'était pas avec les quelques sous qui lui restaient qu'il pouvait entrer dans un restaurant ni même dans une gargote, si misérable qu'elle fût. Il n'avait qu'à acheter un pain dont il souperait en travaillant comme cela lui était si souvent arrivé.

      Mais en rentrant, il ne put pas, comme il le voulait, se mettre à l'article qu'il devait écrire et et livrer le soir même. Parmi les besognes dont il s'était chargé, il y en avait une, et non la moins fastidieuse; qui consistait à donner, par correspondance, des consultations aux abonnés d'un journal de modes ou, plus justement, à recommander, en empruntant la forme de conseils médicaux, tous les cosmétiques,—pâtes épilatoires, élixirs, eaux aromatiques, teintures, essences, huiles, vinaigres, laits, crèmes, savons, opiats, pommades, glycérines, vaselines, sachets, pastilles, dentifrices, fards; et aussi toutes les spécialités pharmaceutiques—vins fortifiants, pilules régénératrices, pâtes pectorales, goudrons, fers, sirops, purgatifs, auxquels leurs inventeurs voulaient donner une autorité que le public, qui se croit malin, refuse à l'annonce toute simple de la dernière page. Avec l'ambition qui était sienne et la carrière qu'il voulait suivre, il n'aurait jamais consenti à faire sous son nom cette correspondance; aussi pour ce travail n'était-il que le secrétaire d'un de ses confrères qui, simple médecin de quartier, n'avait pas les mêmes ménagements à garder et signait bravement ces consultations, trouvant que les clients comme l'argent étaient toujours bons à prendre, d'où qu'ils vinssent. Pour ça peine. Saniel remplaçait ce confrère les dimanches d'été, et de temps en temps recevait à titre gracieux une caisse de parfumerie ou de produits pharmaceutiques, qu'il vendait au rabais quand l'occasion s'en présentait.

      Toutes les semaines, on lui donnait la liste des cosmétiques et des spécialités qui devaient figurer dans sa correspondance, et n'importe comment il fallait les recommander, soit en répondant aux lettres qui lui étaient réellement adressées, soit en inventant des questions lui permettant de les introduire plus ou moins à propos.

      Il commençait à consulter cette liste et la liasse de lettres des abonnés que le journal lui avait envoyées, quand la sonnette de la porte d'entrée tinta; c'était peut-être un malade, le bon malade qu'il attendait vainement depuis quatre ans: il quitta son bureau pour aller ouvrir.

      C'était son charbonnier qui venait pour sa petite note.

      —Je passerai un de ces jours chez vous, dit Saniel; ce soir, je suis pressé.

      —C'est que, moi aussi, je suis pressé: j'ai une échéance demain et j'ai compté sur M. le docteur.

      —Je n'ai pas d'argent ici.

      —Que M. le docteur me donne seulement un acompte.

      —Je vous dis que je n'ai pas d'argent ici.

      —Alors c'est donc vrai ce qu'on raconte que M. le docteur va être poursuivi par les huissiers, qu'on va le vendre, ou lui reprendre ses meubles. Il ne voudra pas me faire perdre mon argent; je suis un père de famille.

      Saniel ne le savait que trop, qu'il était père de famille, ayant eu à soigner depuis quatre ans cette famille, composée d'une mère et de trois enfants constamment malades, sans qu'il eût jamais été question de lui payer ses visites.

      Tant bien que mal, après une interminable discussion, il parvint à renvoyer le charbonnier, et rentra dans son bureau pour se mettre à son article.

      La première lettre qu'il prit, signée: «Parfum de cyclamen», demandait des conseils pour les dents; il répondit:

      «Parfum de cyclamen.—Abandonnez votre dentifrice, qui est dangereux et vous ferait perdre toutes vos dents avant cinq ans, adoptez celui de la pharmacie Durand, 215, rue Richelieu, dont je vous garantis les bons effets....

      »Jeune femme pâle.—L'opération est radicale, sans danger pour la peau et pour la santé; mais elle doit être faite par une main habile à manier l'électricité. Adressez-vous à moi, 117, Chaussée d'Antin, de deux à quatre heures; j'aurai grand plaisir à vous voir.»

      Moi, ce n'était pas lui Saniel, mais bien son confrère, celui qui signait cette correspondance et qui, par ces amorces, pêchait ainsi quelques clients.

      Il allait passer à la troisième, signée: «Une affligée de vingt ans», lorsque la sonnette retentit de nouveau. Cette fois, il n'ouvrirait pas: encore un créancier sans doute. Et il écrivit son conseil.

      Pourtant? Depuis quatre ans, il attendait que la chance tirât pour lui un bon billet à la loterie de la vie: une malade riche, atteinte d'un kyste ou d'une tumeur qu'il conduisait chez un chirurgien à la mode, lequel partageait avec lui les dix ou quinze mille francs, prix de l'opération. Alors il était sauvé.

      Il courut à sa porte. La malade au kyste se présenta sous la forme d'un petit homme barbu, à la trogne allumée, portant par-dessus sa veste le tablier en grosse toile noire des marchands de vin. C'était en effet le marchand de vin du coin qui ayant, lui aussi, appris la vérité de l'huissier, venait toucher sa petite note pour fournitures de vin et de portions faites depuis trois mois pour les déjeuners de M. le docteur.

      La scène qui s'était passée avec le charbonnier recommença plus vive, plus violente, et il fallut que Saniel se fâchât, menaçât, pour mettre à la porte le marchand de vin, qui ne partit qu'en promettant de revenir le lendemain avec son huissier.

      Saniel reprit son article

      «Une Parisienne en perspective.—Puisque vous viendrez bientôt à Paris, je diffère mon ordonnance jusqu'à votre arrivée: toutes les explications ne valent pas un coup d'oeil. Que votre première visite soit pour le 117 de la Chaussée-d'Antin: vous êtes certaine de me trouver de deux heures à quatre heures.

      «Entre perruche et ouistiti.—Faites usage des sachets de toilette de la parfumerie du Magnolia, ils retarderont vos rides, que vous exagérez certainement, votre style le dit.»

      Sa plume courait sur le papier, lorsqu'un bruit de pas lui fit lever la tête: ou bien il avait mal fermé sa porte sur le dos du marchand de vin, ou bien c'était son domestique qui venait d'entrer avec sa clef.... Alors que voulait-il? Ce n'était point toute la journée qu'il l'employait, mais seulement à l'heure de sa consultation, pour le ménage et pour ouvrir aux clients quand il s'en présentait.

      Comme il allait se lever pour voir qui marchait ainsi, on frappa à sa porte: c'était en effet son domestique, à l'air penaud et embarrassé.

      —Qu'est-ce qu'il y a, Joseph?

      —J'ai pensé que je trouverais monsieur, et je suis venu.

      —Pourquoi?

      Joseph hésita; puis, prenant courage, il dit avec volubilité, en tenant ses yeux baissés:

      —Je viens demander à monsieur de me payer mon mois qui est échu du 15, parce qu'il y a besoin d'argent à la maison tout de suite; s'il n'y avait pas besoin d'argent, je ne serais pas venu.

      Saniel le regarda.

      —Vous ne savez pas qu'un huissier a laissé du papier timbré chez le concierge.

      —Qui est-ce qui a pu dire ça à monsieur?

      —Le savez-vous ou ne le savez-vous pas?

      —Eh bien, c'est vrai; alors, comme quand les huissiers sont quelque part ils raflent tout, j'ai pensé que monsieur, qui est si juste, ne voudrait pas que je perde mon pauvre argent que j'ai eu tant de mal à gagner.