indigos, les sucres et les autres marchandises d’entrée. Avec une pareille avidité, il avait souvent choqué les prétentions et même les droits des chaiks; ils ne lui pardonnaient pas cet abus de puissance, et chaque jour, en amenant de nouveaux sujets de plaintes, portait à de nouveaux troubles.
Dâher, dont la tête commençait à se ressentir de son extrême vieillesse, n’usait pas des moyens propres à le calmer. Il appelait ses enfants des ingrats et des rebelles; il ne trouvait de serviteur fidèle et désintéressé qu’Ybrahim; cet aveuglement ne servit qu’à détruire le respect pour sa personne, et à justifier leurs mécontentemens. L’année 1774 développa les fâcheux effets de cette conduite. Depuis la mort d’Ali-bek,
Ybrahim trouvant que la balance des craintes devenait plus forte que celle des espérances, avait rabattu de sa hauteur. Il ne voyait plus autant de certitude à amasser de l’argent par la guerre. Ses alliés, les Russes, sur lesquels il fondait sa confiance, commençaient eux-mêmes à parler de paix. Ces motifs le déterminèrent à la conclure; il en traita avec un capidji que la Porte entretenait à Acre. L’on convint que
Dâher et ses enfans mettraient bas les armes; qu’ils conserveraient le gouvernement de leur pays; qu’ils recevraient les queues, qui en sont le symbole. Mais en même temps, on stipula que Saide serait restituée, et que le chaik paierait le miri comme par le passé. Ces conditions mecontentèrent d’autant plus les enfants de
Dâher, qu’elles furent accordées sans leur avis. Ils trouvèrent honteux de redevenir tributaires. Ils furent encore plus choqués de voir que l’on n’eût passé à aucun d’eux le titre de leur père; en conséquence, ils se révoltèrent tous.
Ali s’en alla dans la Palestine, et se cantonna à
Habroun;
Ahmad et
Seïd se retirèrent à
Nâblous;
Otman, chez les Arabes de
Saqr; et le reste de l’année se passa dans ces dissensions. Les choses étaient à ce point, lorsqu’au commencement de 1775, Mohammad-bek parut en Palestine avec toutes les forces dont il pouvait disposer. Gaze se trouvant dépourvue de munitions n’osa résister. Yâfa, fière d’avoir joué un rôle dans tous les événements précédents, fut plus hardie; ses habitants s’armèrent, et peu s’en fallut que leur résistance ne fît échouer la vengeance du Mamlouk; mais tout conspira à la perte de
Dâher. Les Druzes n’osèrent remuer; les Motouâlis étaient mécontents. Ybrahim appelait tout le monde, mais comme il n’offrait d’argent à personne, personne ne remuait: il n’eut pas même la prudence d’envoyer des provisions aux assiégés. Ils furent contraints de se rendre, et la route d’Acre resta ouverte. Aussitôt que l’on y apprit le désastre d’Yâfa, Ybrahim prit la fuite avec
Dâher dans les montagnes du Safad.
Ali-Dâher, qui comptait sur des conventions passées entre lui et Mohammad-bek, prit la place de son père; mais bientôt reconnaissant qu’il était trompé, il prit la fuite à son tour, et les Mamlouks furent maîtres d’Acre. Il était difficile de prévoir les bornes de cette révolution, lorsque la mort inopinée de son auteur vint tout à coup la rendre nulle et sans effet. La fuite des Égyptiens ayant laissé libres à
Dâher sa ville et son pays, il ne tarda pas d’y reparaître; mais il s’en fallait beaucoup que l’orage fût apaisé. Bientôt on apprit qu’une flotte turke assiégeait
Saide sous les ordres de
Hasan, capitan pacha. Alors on reconnut trop tard la perfidie de la
Porte, qui avait endormi la vigilance du chaik par des démonstrations d’amitié, dans le même temps qu’elle combinait avec Mohammad-bek les moyens de le perdre. Depuis un an qu’elle s’était débarrassée des Russes, il avait été facile de prévoir ses intentions par ses mouvements. Ne l’ayant pas fait, il restait encore à tenter d’en prévenir les effets; et l’on négligea cette dernière ressource.
Degnizlé, bombardé dans Saide, sans espoir de secours, se vit contraint d’évacuer la ville; le capitan pacha se porta sur-le-champ devant Acre. A la vue de l’ennemi, l’on délibéra sur les moyens d’échapper au danger; et il arriva à ce sujet une querelle dont l’issue décida du sort de
Dâher. Dans un conseil général qui se tint, l’avis d’
Ybrahim fut de repousser la force par la force; il allégua pour ses raisons que le capitan pacha n’avait que trois grosses voiles; qu’il ne pouvait attaquer par terre, ni rester sans danger à l’ancre en face du château; que l’on avait assez de cavaliers et de Barbaresques pour empêcher une descente, et qu’il était presque certain que les Turks s’en iraient sans rien tenter. Contre cet avis,
Degnizlé opina qu’il fallait faire la paix, parce qu’en résistant, l’on ne ferait que prolonger la guerre; il soutint qu’il n’était pas raisonnable d’exposer la vie de beaucoup de braves gens, quand on pouvait y suppléer par un moyen moins précieux; que ce moyen était l’argent; qu’il connaissait assez l’avidité du capitan pacha, pour assurer qu’il se laisserait séduire; qu’il était certain de le renvoyer, et même de s’en faire un ami, en lui comptant deux mille bourses. C’était là précisément ce que craignait Ybrahim; aussi se récria-t-il contre cet avis, en protestant qu’il n’y avait pas un médin dans les coffres.
Dâher vint à l’appui de son assertion: «Le chaik a raison,» reprit
Degnizlé; «il y a long-temps que ses serviteurs savent que sa générosité ne laisse point son argent croupir dans ses coffres; mais l’argent qu’ils tiennent de lui n’est-il pas à lui-même? et croira-t-on qu’à ce titre nous ne sachions pas trouver deux mille bourses?» A ce mot,
Ybrahim interrompant encore, s’écria que pour lui il était le plus pauvre des hommes. «Dites le plus lâche,» reprit
Degnizlé transporté de colère. «Qui ne sait, parmi les Arabes, que depuis quatorze ans vous entassez des trésors énormes? Qui ne sait que vous avez envahi tout le commerce; que vous vendez tous les terrains, que vous retenez les soldes; que dans la guerre de Mohammad-bek, vous avez dépouillé tout le pays de Gaze de ses blés, et que les habitants de Yâfa ont manqué du nécessaire?» Il allait continuer, quand le chaik lui imposant silence, protesta de l’innocence de son ministre, et l’accusa, lui,
Degnizlé, d’envie et de trahison. Outré de ce reproche,
Degnizlé sortit à l’instant du conseil, et rassemblant ses compatriotes les Barbaresques, qui faisaient la principale force de la place, il leur défendit de tirer sur le capitan.
Dâher, décidé à soutenir l’attaque, fit tout préparer en conséquence. Le lendemain, le capitan s’étant approché du château, commença de le canonner.
Dâher lui fit répondre par les pièces qui étaient sous ses yeux; mais malgré ses ordres réitérés, les autres ne tirèrent point. Alors se voyant trahi, il monta à cheval, et sortant par la porte qui donne sur ses jardins dans la partie du nord, il voulut gagner la campagne; mais pendant qu’il marchait le long des murs de ses jardins, un Barbaresque lui tira un coup de fusil dans les reins; à ce coup, il tomba de cheval, et sur-le-champ les Barbaresques environnant son corps, lui coupèrent la tête; elle fut portée au capitan pacha, qui, selon l’odieuse coutume des Turks, la contempla en l’accablant d’insultes, et la fit saler pour l’emporter à Constantinople, et en donner le spectacle au sultan et au peuple.
Telle fut la fin tragique d’un homme digne, à bien des égards, d’un meilleur sort. Depuis long-temps la Syrie n’a point vu de commandants montrer un aussi grand caractère. Dans les affaires militaires, personne n’avait plus de courage, d’activité, de sang-froid, de ressources. Dans les affaires politiques, sa franchise n’était pas altérée même par son ambition. Il n’aimait que les moyens hardis et découverts; il préférait les dangers des combats aux ruses des intrigues. Ce ne fut que depuis qu’il eut prit Ybrahim pour ministre, que l’on vit dans sa conduite une duplicité que ce chrétien appelait prudence. L’opinion de sa justice avait établi dans ses états une sécurité inconnue en Turkie; elle n’était point troublée par la diversité des religions; il avait pour cet article la tolérance, ou, si l’on veut, l’indifférence des Arabes-Bedouins. Il avait aussi conservé leur simplicité, leurs préjugés, leurs goûts. Sa table ne différait pas de celle d’un riche fermier; le luxe de ses vêtements ne s’étendait pas au delà de quelques pelisses, et jamais il ne porta de bijoux. Toute sa dépense consistait en juments de race, et il en a payé quelques-unes jusqu’à 20,000 livres. Il aimait aussi beaucoup les femmes; mais en même temps il était si jaloux de la décence des mœurs, qu’il avait décerné peine de mort contre toute personne surprise en délit de galanterie, et contre quiconque insulterait une femme; enfin, il avait saisi un milieu difficile à tenir, entre la prodigalité et l’avarice; et il était tout à la fois généreux et économe. Comment avec