Le Docteur Pascal. Emile Zola

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Название Le Docteur Pascal
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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que ton père a conquise… Et j'oubliais de te dire, j'ai encore écrit à ton frère, pour le déterminer à venir nous voir. Cela le distrairait, lui ferait du bien. Puis, il y a cet enfant, ce pauvre Charles…

      Elle n'insista pas, c'était là une autre des plaies dont saignait son orgueil: un fils que Maxime avait eu, à dix-sept ans, d'une servante, et qui, maintenant, âgé d'une quinzaine d'années, de tête faible, vivait à Plassans, passant de l'un chez l'autre, à la charge de tous.

      Un instant encore, elle attendit, espérant une réflexion de Clotilde, une transition qui lui permettrait d'arriver où elle voulait en venir. Lorsqu'elle vit que la jeune fille se désintéressait, occupée à ranger des papiers sur son pupitre, elle se décida, après avoir jeté un coup d'oeil sur Martine, qui continuait à raccommoder le fauteuil, comme muette et sourde.

      – Alors, ton oncle a découpé l'article du Temps?

      Très calme, Clotilde souriait.

      – Oui, maître l'a mis dans les dossiers. Ah! ce qu'il enterre de notes, là dedans! Les naissances, les morts, les moindres incidents de la vie, tout y passe. Et il y a aussi l'Arbre généalogique, tu sais bien, notre fameux Arbre généalogique, qu'il tient au courant!

      Les yeux de la vieille madame Rougon avaient flambé. Elle regardait fixement la jeune fille.

      – Tu les connais, ces dossiers?

      – Oh! non, grand'mère! Jamais maître ne m'en parle, et il me défend de les toucher.

      Mais elle ne la croyait pas.

      – Voyons! tu les as sous la main, tu as dû les lire.

      Très simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde répondit, en souriant de nouveau.

      – Non! quand maître me défend une chose, c'est qu'il a ses raisons, et je ne la fais pas.

      – Eh bien! mon enfant, s'écria violemment Félicité, cédant à sa passion, toi que Pascal aime bien, et qu'il écouterait peut-être, tu devrais le supplier de brûler tout ça, car, s'il venait à mourir et qu'on trouvât les affreuses choses qu'il y a là dedans, nous serions tous déshonorés!

      Ah! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit, dans ses cauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies, les tares physiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire qu'elle aurait voulu à jamais enfouir, avec les ancêtres déjà morts! Elle savait comment le docteur avait eu l'idée de réunir ces documents, dès le début de ses grandes études sur l'hérédité, comment il s'était trouvé conduit à prendre sa propre famille en exemple, frappé des cas typiques qu'il y constatait et qui venaient à l'appui des lois découvertes par lui. N'était-ce pas un champ tout naturel d'observation, à portée de sa main, qu'il connaissait à fond? Et, avec une belle carrure insoucieuse de savant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, les renseignements les plus intimes, recueillant et classant tout, dressant cet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont les volumineux dossiers n'étaient que le commentaire, bourré de preuves.

      – Ah! oui, continuait la vieille madame Rougon ardemment, au feu, au feu, toutes ces paperasses qui nous saliraient!

      A ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, en voyant le tour que prenait l'entretien, elle l'arrêta d'un geste prompt.

      – Non, non! Martine, restez! vous n'êtes pas de trop, puisque vous êtes de la famille maintenant.

      Puis, d'une voix sifflante:

      – Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensonges que nos ennemis ont lancés autrefois contre nous, enragés par notre triomphe!.. Songe un peu à cela, mon enfant. Sur nous tous, sur ton père, sur ta mère, sur ton frère, sur moi, tant d'horreurs!

      – Des horreurs, grand'mère, mais comment le sais-tu?

      Elle se troubla un instant.

      – Oh! je m'en doute, va!.. Quelle est la famille qui n'a pas eu des malheurs, qu'on peut mal interpréter? Ainsi, notre mère à tous, cette chère et vénérable Tante Dide, ton arrière-grand'mère, n'est-elle pas depuis vingt et un ans à l'Asile des Aliénés, aux Tulettes? Si Dieu lui a fait la grâce de la laisser vivre jusqu'à l'âge de cent quatre ans, il l'a cruellement frappée en lui ôtant la raison. Certes, il n'y a pas de honte à cela; seulement, ce qui m'exaspère, ce qu'il ne faut pas, c'est qu'on dise ensuite que nous sommes tous fous… Et, tiens! sur ton grand-oncle Macquart, lui aussi, en a-t-on fait courir des bruits déplorables! Macquart a eu autrefois des torts, je ne le défends pas. Mais, aujourd'hui, ne vit-il pas bien sagement, dans sa petite propriété des Tulettes, à deux pas de notre malheureuse mère, sur laquelle il veille en bon fils?.. Enfin, écoute! un dernier exemple. Ton frère Maxime a commis une grosse faute, lorsqu'il a eu, d'une servante, ce pauvre petit Charles, et il est d'autre part certain que le triste enfant n'a pas la tête solide. N'importe! cela te fera-t-il plaisir, si l'on te raconte que ton neveu est un dégénéré, qu'il reproduit, à trois générations de distance, sa trisaïeule, la chère femme près de laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se plaît tant?.. Non! il n'y a plus de famille possible, si l'on se met à tout éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cet autre. C'est à dégoûter de vivre!

      Clotilde l'avait écoutée attentivement, debout dans sa longue blouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux à terre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur:

      – C'est la science, grand'mère.

      – La science! s'exclama Félicité, en piétinant de nouveau, elle est jolie, leur science, qui va contre tout ce qu'il y a de sacré au monde! Quand ils auront tout démoli, ils seront bien avancés!.. Ils tuent le respect, ils tuent la famille, ils tuent le bon Dieu…

      – Oh! ne dites pas ça, madame! interrompit douloureusement Martine, dont la dévotion étroite saignait. Ne dites pas que monsieur tue le bon Dieu!

      – Si, ma pauvre fille, il le tue… Et, voyez-vous, c'est une crime, au point de vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne l'aimez pas, ma parole d'honneur! non, vous ne l'aimez pas, vous deux qui avez le bonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour qu'il rentre dans la vraie route… Ah! moi, à votre place, je fendrais plutôt cette armoire à coups de hache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes au bon Dieu qu'elle contient!

      Elle s'était plantée devant l'immense armoire, elle la mesurait de son regard de feu, comme pour la prendre d'assaut, la saccager, l'anéantir, malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un geste d'ironique dédain:

      – Encore, avec sa science, s'il pouvait tout savoir!

      Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit à demi-voix, oubliant des deux autres, se parlant, à elle-même:

      – C'est vrai, il ne peut tout savoir… Toujours, il y a autre chose, là-bas… C'est ce qui me fâche, c'est ce qui nous fait nous quereller parfois; car je ne puis pas, comme lui, mettre le mystère à part: je m'en inquiète, jusqu'à en être torturée… Là-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson de l'ombre, toutes les forces inconnues…

      Sa voix s'était ralentie peu à peu, tombée à un murmure indistinct.

      Alors, Martine, l'air sombre depuis un moment, intervint à son tour.

      – Si c'était vrai pourtant, mademoiselle, que monsieur se damnât avec tous ces vilains papiers! Dites, est-ce que nous le laisserions faire?.. Moi, voyez-vous, il me dirait de me jeter en bas de la terrasse, je fermerais les yeux et je me jetterais, parce que je sais qu'il a toujours raison. Mais, à son salut, oh! si je le pouvais, j'y travaillerais malgré lui. Par tous les moyens, oui! je le forcerais, ça m'est trop cruel de penser qu'il ne sera pas dans le ciel avec nous.

      – Voilà qui est très bien, ma fille, approuva Félicité. Vous aimez au moins votre maître d'une façon intelligente.

      Entre elles deux, Clotilde semblait encore irrésolue. Chez elle, la croyance ne se pliait pas à la règle stricte du dogme, le sentiment religieux ne se matérialisait pas dans l'espoir d'un paradis, d'un lieu de