Une page d'amour. Emile Zola

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Название Une page d'amour
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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pendant que le paquet de giroflées tombait sur ses genoux. Aimer, aimer! certes, elle aimait son enfant. N'était-ce point assez, ce grand amour qui avait empli sa vie jusque-là? Cet amour devait lui suffire, avec sa douceur et son calme, son éternité qu'aucune lassitude ne pouvait rompre. Et elle serrait davantage sa fille, comme pour écarter des pensées qui menaçaient de la séparer d'elle. Cependant, Jeanne s'abandonnait à cette aubaine de baisers. Les yeux humides, elle se caressait elle-même contre l'épaule de sa mère, avec un mouvement câlin de son cou délicat. Puis, elle lui passa un bras à la taille, elle resta là, bien sage, la joue appuyée sur son sein. Entre elles, les giroflées mettaient leur parfum.

      Longtemps, elles ne parlèrent pas. Jeanne, sans bouger, demanda enfin à voix basse:

      – Maman, tu vois, là-bas, près de la rivière, ce dôme qui est tout rose… Qu'est-ce donc?

      C'était le dôme de l'Institut. Hélène, un instant, regarda, parut se consulter. Et, doucement:

      – Je ne sais pas, mon enfant.

      La petite se contenta de cette réponse, le silence recommença. Mais elle posa bientôt une autre question.

      – Et là, tout près, ces beaux arbres? reprit-elle, en montrant du doigt une échappée du jardin des Tuileries.

      – Ces beaux arbres? murmura la mère. À gauche, n'est-ce pas?.. Je ne sais pas, mon enfant.

      – Ah! dit Jeanne.

      Puis, après une courte rêverie, elle ajouta avec une moue grave:

      – Nous ne savons rien.

      Elles ne savaient rien de Paris, en effet. Depuis dix-huit mois qu'elles l'avaient sous les yeux à toute heure, elles n'en connaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles étaient descendues dans la ville; mais, remontées chez elles, la tête malade d'une telle agitation, elles n'avaient rien retrouvé, au milieu du pêle-mêle énorme des quartiers.

      Jeanne, pourtant, s'entêtait parfois.

      – Ah! tu vas me dire! demanda-t-elle. Ces vitres toutes blanches…? C'est trop gros, tu dois savoir.

      Elle désignait le Palais de l'Industrie. Hélène hésitait.

      – C'est une gare… Non, je crois que c'est un théâtre…

      Elle eut un sourire, elle lissa les cheveux de Jeanne, en répétant sa réponse habituelle:

      – Je ne sais pas, mon enfant.

      Alors, elles continuèrent à regarder Paris, sans chercher davantage à le connaître. Cela était très-doux, de l'avoir là et de l'ignorer. Il restait l'infini et l'inconnu. C'était comme si elles se fussent arrêtées au seuil d'un monde, dont elles avaient l'éternel spectacle, en refusant d'y descendre. Souvent, Paris les inquiétait, lorsqu'il leur envoyait des haleines chaudes et troublantes. Mais, ce matin-là, il avait une gaieté et une innocence d'enfant, son mystère ne leur soufflait que de la tendresse à la face.

      Hélène reprit son livre, tandis que Jeanne, serrée contre elle, regardait toujours. Dans le ciel éclatant et immobile, aucune brise ne s'élevait. Les fumées de la Manutention montaient toutes droites, en flocons légers qui se perdaient très-haut. Et, au ras des maisons, des ondes passaient sur la ville, une vibration de vie, faite de toute la vie enfermée là. La voix hante des rues prenait dans le soleil une mollesse heureuse. Mais un bruit attira l'attention de Jeanne. C'était un vol de pigeons blancs, parti de quelque pigeonnier voisin, et qui traversait l'air, en face de la fenêtre; ils emplissaient l'horizon, la neige volante de leurs ailes cachait l'immensité de Paris.

      Les yeux de nouveau levés et perdus, Hélène rêvait profondément. Elle était lady Rowena, elle aimait avec la paix et la profondeur d'une âme noble. Cette matinée de printemps, cette grande ville si douce, ces premières giroflées qui lui parfumaient les genoux, avaient peu à peu fondu son coeur.

      DEUXIÈME PARTIE

      I

      Un matin, Hélène s'occupait à ranger sa petite bibliothèque, dont elle bouleversait les livres depuis quelques jours, lorsque Jeanne entra en sautant, en tapant des mains.

      – Maman, cria-t-elle, un soldat! un soldat!

      – Quoi? un soldat? dit la jeune femme. Qu'est-ce que tu me veux, avec ton soldat?

      Mais l'enfant était dans un de ses accès de folie joyeuse; elle sautait plus fort, elle répétait: «Un soldat! un soldat!» sans s'expliquer davantage. Alors, comme elle avait laissé la porte de la chambre ouverte, Hélène se leva, et elle fut toute surprise d'apercevoir un soldat, un petit soldat, dans l'antichambre. Rosalie était sortie; Jeanne devait avoir joué sur le palier, malgré la défense formelle de sa mère.

      – Qu'est-ce que vous désirez, mon ami? demanda Hélène.

      Le petit soldat, très-troublé par l'apparition de cette dame, si belle et si blanche dans son peignoir garni de dentelle, frottait un pied sur la parquet, saluait, balbutiait précipitamment:

      – Pardon… excuse…

      Et il ne trouvait rien autre chose, il reculait jusqu'au mur, en traînant toujours les pieds. Ne pouvant aller plus loin, voyant que la dame attendait avec un sourire involontaire, il fouilla vivement dans sa poche droite, dont il tira un mouchoir bleu, un couteau et un morceau de pain. Il regardait chaque objet, l'engouffrait de nouveau. Puis, il passa à la poche gauche; il y avait la un bout de corde, deux clous rouillés, des images enveloppées dans la moitié d'un journal. Il renfonça le tout, il tapa sur ses cuisses d'un air anxieux. Et il bégayait, ahuri:

      – Pardon… excuse…

      Mais, brusquement, il posa un doigt contre son nez, en éclatant d'un bon rire. L'imbécile! il se souvenait. Il ôta deux boutons de sa capote, fouilla dans sa poitrine, où il enfonça le bras jusqu'au coude. Enfin, il sortit une lettre, qu'il secoua violemment, comme pour en enlever la poussière, avant de la remettre à Hélène.

      – Une lettre pour moi, vous êtes sur? dit celle-ci.

      L'enveloppe portait bien son nom et son adresse, d'une grosse écriture paysanne, avec des jambages qui se culbutaient comme des capucins de cartes. Et dès qu'elle fut parvenue à comprendre, arrêtée à chaque ligne par des tournures et une orthographe extraordinaires, elle eut un nouveau sourire. C'était une lettre de la tante de Rosalie, qui lui envoyait Zéphyrin Lacour, tombé au sort «malgré deux messes dites par monsieur le curé». Alors, attendu que Zéphyrin était l'amoureux de Rosalie, elle priait madame de permettre aux enfants de se voir le dimanche. Il y avait trois pages où cette demande revenait dans les mêmes termes, de plus en plus embrouillés, avec un effort constant de dire quelque chose qui n'était pas dit. Puis, avant de signer, la tante semblait avoir trouvé tout d'un coup, et elle avait écrit: «Monsieur le curé le permet,» en écrasant sa plume au milieu d'un éclaboussement de pâtés.

      Hélène plia lentement la lettre. Tout en la déchiffrant, elle avait levé deux ou trois fois la tête, pour jeter un coup d'oeil sur le soldat. Il était toujours collé contre le mur, et ses lèvres remuaient, il paraissait appuyer chaque phrase d'un léger mouvement du menton; sans doute il savait la lettre par coeur.

      – Alors, c'est vous qui êtes Zéphyrin Lacour? dit-elle.

      Il se mit à rire, il branla le cou.

      – Entrez, mon ami; ne restez pas là.

      Il se décida à la suivre, mais il se tint debout près de la porte, pendant qu'Hélène s'asseyait. Elle l'avait mal vu, dans l'ombre de l'antichambre. Il devait avoir juste la taille de Rosalie; un centimètre de moins, et il était réformé. Les cheveux roux, tondus très-ras, sans un poil de barbe, il avait une face toute ronde, couverte de son, percée de deux yeux minces comme des trous de vrille. Sa capote neuve, trop grande pour lui, l'arrondissait encore; et les jambes écartées dans son pantalon rouge, pendant qu'il balançait devant lui son képi à large visière, il était drôle et attendrissant, avec sa rondeur de petit bonhomme bêta, sentant le labour sous l'uniforme.

      Hélène voulut l'interroger, obtenir