Название | Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2 |
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Автор произведения | Жорж Санд |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
– Quoi donc?
– C'est que votre usine est impossible, et que votre père, s'obstinant à se battre contre une rivière qui se moque de lui, perdra ses dépenses, et s'avisera trop tard de sa folie. Voilà pourquoi vous me voyez si gai depuis quelque temps. J'ai été triste et de mauvaise humeur tant que j'ai cru à la réussite de votre entreprise; mais j'avais une espérance qui pourtant me revenait toujours et dont j'ai voulu avoir le cœur net. J'ai marché, j'ai examiné, j'ai travaillé, étudié. Oh oui! étudié! sans avoir besoin de vos livres, de vos cartes et de vos grimoires; j'ai tout vu, tout compris. Monsieur Émile, je ne suis qu'un pauvre paysan, et votre Galuchet me cracherait sur le corps s'il osait; mais je puis vous certifier une chose dont vous ne vous doutez guère: c'est que votre père n'entend rien à ce qu'il fait, qu'il a pris de mauvais conseils, et que vous n'en savez pas assez long pour le redresser. L'hiver qui vient emportera vos travaux, et tous les hivers les emporteront jusqu'à ce que M. Cardonnet ait jeté son dernier écu dans l'eau. Souvenez-vous de ce que je vous dis, et n'essayez pas de le persuader à votre père. Ce serait une raison de plus pour qu'il s'obstinât à se perdre, et nous n'avons pas besoin de cela pour qu'il le fasse; mais vous serez ruiné, mon fils, et si ce n'est ici entièrement, ce sera ailleurs, car je tiens la cervelle de votre papa dans le creux de ma main. C'est une tête forte, j'en conviens, mais c'est une tête de fou. C'est un homme qui s'enflamme pour ses projets à tel point qu'il les croit infaillibles, et, quand on est bâti de cette façon-là, on ne réussit à rien. J'ai d'abord cru qu'il jouait son jeu, mais, à présent, je vois bien que la partie devient trop sérieuse, puisqu'il recommence tout ce que la dernière dribe a détruit. Il avait eu jusque-là trop bonne chance: raison de plus; les bonnes chances rendent impérieux et présomptueux. C'est l'histoire de Napoléon, que j'ai vu monter et descendre, comme un charpentier qui grimpe sur le faîte de la maison sans avoir regardé si les fondations sont bonnes. Quelque bon charpentier qu'il soit, quelque chef-d'œuvre qu'il établisse, si le mur fléchit, adieu tout l'ouvrage!»
Jean parlait avec une telle conviction, et ses yeux noirs brillaient si fort sous ses épais sourcils grisonnants, qu'Émile ne put se défendre d'être ému. Il le supplia de lui exposer les motifs qui le faisaient parler ainsi, et longtemps le charpentier s'y refusa. Enfin, vaincu par son insistance, et un peu irrité par ses doutes, il lui donna rendez-vous pour le dimanche suivant.
«Vous irez à Châteaubrun samedi ou lundi, lui dit-il; mais, dimanche, nous partirons à la pointe du jour, et nous remonterons le cours de l'eau jusqu'à certains endroits que je vous montrerai. Emportez tous vos livres et tous vos instruments, si bon vous semble. S'ils ne me donnent pas raison, peu m'importe: c'est la science qui aura menti. Mais ne vous attendez pas à faire ce voyage-là à cheval ou en voiture, et si vous n'avez pas de bonnes jambes, ne comptez pas le faire du tout.»
Le samedi suivant, Émile courut à Châteaubrun, et, comme de coutume, il commença par Boisguilbault, n'osant arriver de trop bonne heure chez Gilberte.
Comme il approchait des ruines, il vit un point noir au bas de la montagne, et ce point devint bientôt Constant Galuchet, en habit noir, pantalon et gants noirs, cravate et gilet de satin noir. C'était sa toilette de campagne, hiver comme été; et, quelque chaleur qu'il eût à supporter, quelque fatigue à laquelle il s'exposât, il ne sortait jamais du village sans cette tenue de rigueur. Il eût craint de ressembler à un paysan, si, comme Émile, il eût endossé une blouse et porté un chapeau gris à larges bords.
Si le costume bourgeois de notre époque est le plus triste, le plus incommode et le plus disgracieux que la mode ait jamais inventé, c'est surtout au milieu des champs que tous ses inconvénients et toutes ses laideurs ressortent. Aux environs des grandes villes, on en est moins choqué, parce que la campagne elle-même y est arrangée, alignée, plantée, bâtie et murée dans un goût systématique, qui ôte à la nature tout son imprévu et toute sa grâce. On peut quelquefois admirer la richesse et la symétrie de ces terres soumises à toutes les recherches de la civilisation; mais aimer une telle campagne, c'est fort difficile à concevoir. La vraie campagne n'est pas là, elle est au sein des pays un peu négligés et un peu sauvages, là où la culture n'a pas en vue des embellissements mesquins et des limites jalouses, là où les terres se confondent, et où la propriété n'est marquée que par une pierre ou un buisson placés sous la sauvegarde de la bonne foi rustique. C'est là que les chemins destinés seulement aux piétons, aux cavaliers ou aux charrettes offrent mille accidents pittoresques; où les haies abandonnées à leur vigueur naturelle se penchent en guirlandes, se courbent en berceaux, et se parent de ces plantes incultes qu'on arrache avec soin dans les pays de luxe. Émile se souvenait d'avoir marché pendant plusieurs lieues autour de Paris sans avoir eu le plaisir de rencontrer une ortie, et il sentait vivement le charme de cette nature agreste où il se trouvait maintenant. La pauvreté ne s'y cachait pas honteuse et souillée sous les pieds de la richesse. Elle s'y étalait au contraire souriante et libre sur un sol qui portait fièrement ses emblèmes, les fleurs sauvages et les herbes vagabondes, l'humble mousse et la fraise des bois, le cresson au bord d'une eau sans lit, et le lierre sur un rocher, qui, depuis des siècles, obstruait le sentier sans éveiller les soucis de la police. Enfin, il aimait ces branches qui traversent le chemin et que le passant respecte, ces fondrières où murmure la grenouille verte, comme pour avertir le voyageur, sentinelle plus vigilante que celle qui défend le palais des rois; ces vieux murs qui s'écroulent au bord des enclos et que personne ne songe à relever, ces fortes racines qui soulèvent les terres et creusent des grottes au pied des arbres antiques; tout cet abandon qui fait la nature naïve, et qui s'harmonise si bien avec le type sévère et le costume simple et grave du paysan.
Mais qu'au milieu de ce cadre austère et grandiose, qui transporte l'imagination aux temps de la poésie primitive, apparaisse cette mouche parasite, le monsieur aux habits noirs, au menton rasé, aux mains gantées, aux jambes maladroites, et ce roi de la société n'est plus qu'un accident ridicule, une tache importune dans le tableau. Que viennent-ils faire à la lumière du soleil, vos vêtements de deuil, dont les épines semblent se rire comme d'une proie? Votre costume gênant et disparate inspire alors la pitié plus que les haillons du pauvre; on sent que vous êtes déplacé au grand air et que votre livrée vous écrase.
Jamais cette remarque ne s'était présentée aussi vivement à la pensée d'Émile que lorsque Galuchet lui apparut, le chapeau à la main, gravissant la colline avec un mouvement pénible qui faisait flotter ridiculement les basques de son habit, et s'arrêtant pour épousseter avec son mouchoir les traces de chutes fréquentes, Émile eut envie de rire, et puis, il se demanda avec colère ce que la mouche parasite venait faire autour de la ruche sacrée.
Émile mit son cheval au galop, passa près de Galuchet sans avoir l'air de le reconnaître, et, arrivant le premier à Châteaubrun, il l'annonça à Gilberte comme une inévitable calamité.
«Ah! mon père, dit la jeune fille, ne recevez pas cet homme si mal élevé et si déplaisant, je vous en supplie! ne nous laissez pas gâter notre Châteaubrun, et notre intérieur, notre laisser-aller si doux, par la présence de cet étranger, qui ne peut et qui ne doit jamais sympathiser avec nous.
– Et que veux-tu donc que j'en fasse? répondit M. de Châteaubrun embarrassé. Je l'ai invité à venir quand il voudrait; je ne pouvais prévoir que toi, qui es si tolérante et si généreuse, tu prendrais en grippe un pauvre hère, à cause de son peu d'usage et de sa triste figure. Moi, ces gens-là me font peine; je vois que chacun les repousse et qu'ils s'ennuient d'être au monde!
– Ne croyez pas cela, dit Émile. Ils s'y trouvent fort bien, au contraire, et s'imaginent plaire à tous.
– En ce cas, pourquoi leur ôter une illusion, sans laquelle il leur faudrait mourir de chagrin? Moi, je n'ai pas ce courage, et je ne crois pas que ma bonne Gilberte me conseille de l'avoir.
– Mon trop bon père! dit Gilberte en soupirant, je voudrais l'avoir aussi, cette bonté, et je crois l'avoir en général; mais cet être suffisant et satisfait de lui-même, qui semble m'insulter quand il me regarde, et qui m'appelle par mon nom de baptême le premier jour où il me parle! non, je ne puis le supporter, et je sens qu'il me fait mal parce que