Le Peuple de la mer. Elder Marc

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Название Le Peuple de la mer
Автор произведения Elder Marc
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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goutte en laissant des traces. Ça sent fort et bon les entrailles de la mer. Les sabots battent la jetée; le vent grésille dans les filets bleus étendus sur le garde-fou. Et de l’ouest rouge que coupent les hauts phares du Pilier, les derniers sloops accourent, leurs grandes voiles éployées en ciseaux, comme des ailes.

      La Gaude était là, les mains sur ses fortes hanches, et les gars riaient des yeux et l’apostrophaient en la frôlant. Le père Piron lui confia l’affaire:

      – Tu sais pas que Coët a nommé son bateau Le Dépit des Envieux

      Elle fit la moue, mécontente.

      – C’est pour nous mettre à défi peut-être!

      Alors de l’un à l’autre on se passa le mot. Il courut sur la jetée parmi le travail; les femmes le dirent aux vieux et les galants qui vont attendre à la sortie des usines les filles tout imprégnées d’odeurs d’huile et de poisson, le répétèrent aux «connaissances» en les lutinant pour rire. Puis lorsque la nuit tomba, les hommes, qui ont coutume de fumer des pipes en causant, assis sur la murette devant l’auberge à Zacharie, commentèrent le fait et conclurent que Coët était vraiment un mauvais garçon pour les braver jusque dans le nom de sa barque. Et ils décidèrent d’aller en troupe le dimanche suivant voir ce fameux bateau.

      Les gens de l’Herbaudière ne prennent jamais la mer le dimanche, non point en l’honneur du bon Dieu ou parce que c’est le jour du curé, mais simplement parce que les usines ferment et n’achètent pas la sardine. D’ailleurs les hommes ne vont guère à la messe qui est l’affaire des femmes.

      Le samedi soir, toutes les barques rentrent à leur mouillage dans le port où elles se reposeront le lendemain, paresseusement couchées sur le flanc, à mer basse. C’est la journée du nettoyage. Le caleçon rouge troussé en bourrelet jusqu’aux genoux, les hommes briquent, frottent, peignent et le soleil, qui sommeille dans les flaques d’eau, rejaillit au contraire en éclaboussures sur le coaltar frais des coques rondes. Le sable est noirâtre, pailleté, impalpable, mais si bien tassé que les pas n’y marquent point et appellent seulement un peu d’humidité. La jetée, dégagée, s’élève comme un rempart verdi à sa base et fourni de goémon; les viviers d’Izacar sont à sec à l’extrémité, et l’on y entend vivre les cancres et les homards dans un petit bruit perpétuel de bulle qui crève.

      L’après-midi, les pêcheurs se promènent, boivent chez Zacharie, jouent aux cartes ou courent les galantes. Ils ont des vareuses propres, un foulard blanc et des galoches luisantes. Les filles mettent au cou un mouchoir de soie framboise, vert tendre ou bleu de ciel sur un caraco frais, tiré à la poitrine; elles ont un bonnet de linge sur leurs cheveux plats, des cotillons courts, des sabots cirés.

      Ce dimanche là, Double Nerf buvait depuis le matin en compagnie de Gaud et de deux thoniers arrivés la veille, quand il se rappela le rendez-vous au chantier Goustan.

      Les gars étaient déjà loin sur la route, par groupe, bleu clair ou bien deux à deux. Il y avait le père Olichon, Piron l’alcoolique qui a quatorze enfants et jamais un sou net, Julien Perchais plus colossal auprès du Nain, le brigadier Bernard et Labosse, le douanier, qui n’était pas de service. Viel, le riche, s’en allait avec la Gaude aux cheveux de jais éclairés de coquelicots rouges; la mère Izacar et la femme à Perchais marchaient avec la fille Zacharie qui est mise comme une demoiselle; des gars emmenaient leurs connaissances par la taille.

      Urbain Coët travaillait avec Léon au chantier où les odeurs de peintures et de goudron s’exaltaient dans la chaleur. Près de lui, sa femme tricotait, assise à la porte de l’étier, et ses trois gamins jouaient devant elle sur un tas de copeaux.

      Les Goustan ne viennent jamais le dimanche. Grand-père dort sur son lit, le gilet ouvert; François fait «une vache» aux alouettes, chez Malchaussée; et son fils navigue dans la yole avec des camarades.

      – T’ as donc point de repos, mon gars!

      Le père Olichon entrait le premier et petit à petit chacun se rangeait le long des établis, riauneur, les bras croisés. La barque les couvrait de son ombre, magnifique et campée d’aplomb sur la quille, les flancs vastes et le pont élancé ainsi qu’une échine, d’arrière en avant, vers l’étrave qui dressait en croix ce nom: Le Dépit des Envieux.

      Silencieux, les hommes tournèrent à l’entour, s’accroupirent pour juger les dessous, et les visages se faisaient graves, impressionnés. A la porte, les filles se pressaient, jacassantes, et Léon remarqua joyeusement Louise Piron, aux yeux hardis, qui le taquinait avec des aguicheries depuis quelques soirs.

      – Ça c’est un bateau! ou je m’y connais pas! déclara Bernard avec admiration; y a pas mieux dans le port!

      – Savoir s’il marchera, risqua Perchais, y a la voilure à établir…

      Pour exciter le colosse, Gaud, maigre et sournois, lâcha de la pointe des lèvres:

      – Il marchera peut-être mieux que ton Laissez-les dire

      Perchais plissa les paupières et cracha, les yeux mauvais. Mais Urbain prévenait doucement Aquenette qui tirait sans relâche sur un brûle-gueule, grésillant au ras de son poil rêche:

      – Dis donc le Nain, si tu voulais bien pas fumer? T’as donc ben envie de flamber ma barque?

      – Oh! une pipe! ça fait ben ren…

      – Et puis t’ as d’ l’argent pour t’en payer d’autres, des sloops, grogna Double Nerf.

      Alors Bernard intervint:

      – Ah! non, éteins ça ou va dehors!

      Sans répondre le Nain sortit à pas traînants sur la cale, en fumant à petits coups. Urbain regarda son frère et Léon se posta près d’Aquenette en surveillance.

      – De quoi! hurla soudain Double Nerf, tu soupçonnes mon frère, tu le fais guetter!

      – Sait-on point ce qui peut arriver, dit tranquillement Urbain.

      La peau tannée de Double Nerf rougit et se tendit à l’effort du sang; il se ramassa, le poing massif comme un bélier et riposta:

      – Dis rien, nom de Dieu! ou je te défonce comme ça!

      D’un seul coup il troua la cloison dont les planches éclatèrent. Du soleil tomba par la brèche; le poing de l’homme saignait goutte à goutte.

      Les femmes se rapprochèrent curieuses, et dirent:

      – Il est saoul!

      Le père Olichon, Bernard et Labosse essayaient de le calmer, les autres regardaient, intéressés. La Marie-Jeanne, craintive, s’était levée en ramassant ses enfants dans ses jupes.

      – Double Nerf a raison, déclara Perchais, Coët le met à défi et nous tous de même!

      – Y a pas de quoi l’assommer! cria Olichon, Coët se débrouille et vous êtes jaloux!

      Ils rigolèrent en montrant leurs dents jaunes gâtées par le tabac et lâchèrent:

      – Jaloux! on s’en fout pas mal!

      Mais Double Nerf, de plus en plus excité et soutenu par Gaud et Perchais, continuait à gueuler:

      – J’aurai sa peau à c’te fils d’ vesse! J’aurai sa peau!

      Urbain s’était remis à huiler son mât avec un calme exaspérant; et Louise Piron, descendue jusqu’à Léon, admirait:

      – Il est brave ton frère!.. Et toi?

      Le joli gars sourit, releva ses longs cils, laissant filer l’éclat téméraire de ses yeux verts, et la jeune poitrine de la Louise s’enfla de contentement.

      Le père Piron, tout suant d’alcool, s’épuisait à prêcher la réconciliation:

      – Faut qu’ils boive’ ensemble! Faut qu’ils boive’ ensemble, un verre, ça efface tout!

      Les avis étaient partagés. Double Nerf parlait sans cesse de détruire au claironnement