Barnabé. Fabre Ferdinand

Читать онлайн.
Название Barnabé
Автор произведения Fabre Ferdinand
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

qu’elles éventaient nonchalamment. Il possédait des yeux magnifiques, d’un brun luisant à la fois et amorti; c’étaient deux morceaux de velours qu’on venait de détacher d’une pièce neuve. Ses dents, régulièrement plantées, affichaient de haut en bas des rayures ambrées qui en rendaient l’émail plus éclatant. Avez-vous vu quelqu’une de ces grandes coquilles comme les marchands ambulants, venus des bords de la mer, en montrent pour les vendre dans nos montagnes? Mon oncle en étalait deux sur la cheminée de son salon. La bouche profonde de Baptiste avait le même ton rose-tendre, avec le même air de fraîcheur et les mêmes miroitements.

      Devinant que j’allais à lui, l’âne cessa de battre le pré; il s’avança vers moi à petits bonds.

      Les bêtes, dans la jeunesse – Baptiste avait à peine cinq ans – sont de véritables enfants; elles recherchent les enfants pour courir avec eux, folâtrer avec eux, jouer avec eux. L’enfance a le privilége de certaines folies innocentes, et ce privilége, parcourant l’échelle des êtres, engendre dans toute la création de touchantes affinités.

      Je m’agrippai à la crinière de Baptiste et lui grimpai sur le dos. Il partit au galop avec des reniflements joyeux.

      Comme c’était bon d’aller ainsi à travers les grandes herbes qui frôlaient le ventre de ma bête, où disparaissaient mes pieds pendants! Des hautes ramures des châtaigniers tombaient sur nous de larges nappes d’ombre. Plus loin, le soleil allumait, semblables à des clartés jaunes, rouges, bleues, toutes les fleurettes du gazon. Nous ne nous occupions pas de ces contrastes. Nous allions à travers l’ombre, à travers le soleil, ne songeant qu’à rire, qu’à nous amuser; car, tandis que Baptiste s’emportait davantage en son élan insensé, moi je riais aux éclats, le talonnant, le pinçant, lui parlant ainsi qu’à une personne humaine, et le caressant des deux mains à l’envi.

      Barnabé, couché comme un ours sous les chênes verts, se leva. Un sifflement suraigu retentit. Ma bête, emportée, s’arrêta court.

      – Descends! me cria le Frère.

      Je descendis.

      – Tu as de l’encre, je crois? me dit l’ermite, qui s’était rapproché.

      – Oui, Barnabé.

      – Et du papier aussi?

      – Certainement.

      – Nous aurons besoin de tout cela, fit-il, se passant la main droite sur le front et m’entraînant à l’ombre des arbres.

      – Asseyons-nous! reprit-il.

      Nous nous assîmes.

      – Voyons, fillot, serais-tu assez savant pour écrire du patois sur une de tes feuilles blanches?

      – J’ai copié, l’autre jour, pour mon oncle, un noël en patois, et peut-être, en m’appliquant bien…

      – Oh! si tu as copié un noël, tu copieras bien ma chanson…

      Je l’examinai avec surprise.

      – Comment, Barnabé, lui dis-je, vous avez fait une chanson?

      – Elle sera très jolie; elle aura cinq couplets… Braguibus va mettre son fifre en train…

      – Et la défense de mon oncle?

      – Je porte tous les respects à M. le curé des Aires, qui doit à mes soins le peu de souffle qui lui reste; mais faut-il, pour lui plaire, refuser de gagner cinq francs, peut-être dix? Ton oncle croit-il, par hasard, que les alouettes tombent rôties à l’ermitage de Saint-Michel? La famine m’aurait mis au trou depuis longues années, si j’avais dû me passer de mes industries. Le bon Dieu m’aurait-il donné des talents, ne devant pas m’en servir? Je ne gagne pas vingt sous chaque jour, moi, à dire une messe basse, et je ne connais pas la couleur des écus du gouvernement. Ton oncle parle toujours comme le riche, qui, ayant le ventre plein, dit aux personnes affamées: «Ne mangez point ceci, ne mangez point cela.» D’ailleurs, les autres ermites de la vallée se gênent-ils pour besogner chacun à sa façon? Je ne parle aucunement de ton ami Venceslas Labinowski, lequel faisait un métier de déshonneur. Mais, sauf Adon Laborie, ermite de Notre-Dame de Nize, qui pratique la règle par le menu, les Frères libres de nos Cévennes marchent-ils tous en droiture dans le chemin de saint François? Est-ce que, par exemple, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur, ne s’amuse pas un brin à l’usure, du côté de Camplong et de Graissessac? Il prête un pois, le malin, mais il faut lui rendre une fève. Et Agricol Lambertier, ermite de Saint-Pantaléon, qui aime la terre plus que le paradis, ne va-t-il pas à la journée afin d’avoir le plaisir de gagner une pièce de dix sous et de trousser par-ci par-là les jupons aux filles de Boubals? Je passe Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. Pour celui-là, il sent la vieille futaille d’une lieue, et l’on n’a pas besoin de lui tirer les vers du nez pour savoir qu’il passe moins de temps à nettoyer sa chapelle qu’à siffler la linotte dans son cellier. Moi, dès le premier âge, de tant loin qu’il me souvienne, j’aimai toujours inventer des chansons, et j’en invente encore quand on me paie.

      – Cependant, après sa maladie, vous promîtes à mon oncle…

      – Je lui promis tout ce qu’il voulut. Autant lui promettre le merle blanc, pardi! Fallait-il m’exposer à perdre la soutane et Saint-Michel avec? Fallait-il ruiner Félibien et son magasin? Tu ne sais donc pas, innocent, que, si M. le curé des Aires m’a mis son habit sur les épaules et le bourdon à la main, il a le pouvoir de me déplumer de tout cela, moyennant quelques lignes qu’il écrirait à Monseigneur? Ce n’est pas très solide, notre Ordre. Me vois-tu, dépouillé de mon costume d’ermite, obligé, pour gagner pain, de redevenir ce que je fus au temps jadis, un misérable ouvrier en vannerie?.. Si quelque malheur me forçait jamais à retourner tordre les osiers, là-bas, au bord de l’Orb, j’en mourrais de honte. Songez donc, avoir été Frère de Saint-Michel; avoir dominé dans ce pays; avoir tiré un pied de nez à tous mes confrères, jaloux de mes richesses; avoir cheminé une fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, dans l’Espagne, deux fois jusqu’à Rome; avoir vu le saint-père, qui m’a parlé; et puis retomber aux corbeilles, aux paniers, à tous ces ouvrages grossiers des pauvres diables de la rivière!.. Cela n’est pas possible et cela ne sera pas.

      – Alors, renoncez aux chansons!

      – Tu m’ennuies, toi, à la fin des fins, pétiot, et si tu es venu ici pour me prêcher, à l’exemple de ton oncle, tu agiras sagement en reprenant le chemin de la cure. A-t-on jamais vu un blanc-bec comme cela, qui ose tourmenter un homme de mon âge, un homme qui connaît tous les pays et tous les mondes de la terre, puisqu’il a pu arriver jusqu’en Italie à travers mille villes et mille villages, à un homme…

      – Ne vous fâchez pas, Barnabé. Soyez tranquille, mon oncle ne saura rien de cette chanson. Voulez-vous me la dicter? Je suis prêt à l’écrire, et vous serez content de moi.

      Je possédais une plume métallique superbe dans un petit étui en argent. Je la retirai délicatement du fourreau. Barnabé sourit. Il prit lui-même l’encrier abandonné sur le gazon et en releva le couvercle.

      – Ah! si je savais écrire! murmura-t-il avec un soupir douloureux… Et dire que le maître d’école des Aires me fait payer dix sous chaque fois qu’il me copie une chanson! Le voleur!

      Je détachai une feuille de papier réglé de mon cahier de versions, et, ramenant mes genoux pour m’arranger une façon de pupitre, j’attendis.

      IX

Barnabé, pris de délire poétique, déchire la Muse à belles dents

      Au moment où je trempais le fin bout de ma plume dans l’encrier, le Frère me retint le bras.

      – Voici la chose tout uniment, mon garçonnet, me dit-il. C’est le fils Garidel qui voudrait se marier à la fille de M. Combal, le maire. Cet enfant a vingt-deux ans, il est donc en force de jeunesse; mais s’il ne porte pas deux tondus et un pelé dans sa besace, il ne s’en faut guère, tandis que la fillette possède du bien au soleil, elle. Oh! ces Combal, c’est riche comme la mer. Simon Garidel fut, lui aussi, notre