Mensonges. Paul Bourget

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Название Mensonges
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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par-ci, mon petit Larcher par-là, vous changerez ce mot, vous enlèverez cette phrase… et il change le mot, et il enlève la phrase, et ces dames s'imaginent qu'elles sont un peu les auteurs de ce qu'il a écrit… »

      – « Ça ne m'étonne pas, » dit madame Offarel, « il m'a tout l'air d'un fier intrigant. »

      – « Ma foi, » reprit Fresneau, « je n'aime guère sa littérature, mais pour intrigant c'est une autre histoire! Il n'y a pas plus enfant que lui, ma pauvre madame Offarel. Quand je vois dans les journaux qu'il connaît le cœur des femmes… ce que je m'amuse! Je l'ai toujours vu amoureux des pires drôlesses, qu'il prenait consciencieusement pour des anges, et qui le trompaient, qui le lanternaient!.. René nous racontait l'autre jour qu'il passe toutes ses journées à se faire moquer de lui par cette petite Colette Rigaud, qui joue dans le Sigisbée, une farceuse qui lui grugera jusqu'à son dernier sou… »

      – « Chut! » fit Émilie, qui rentra juste à temps pour entendre la fin de ce petit discours, et qui mit la main sur la bouche de son mari. « Monsieur Claude est notre ami, et je ne veux pas que l'on en parle… Mon frère m'a chargée de vous souhaiter le bonsoir à tous, » ajouta-t-elle, « ces deux messieurs se sont aperçus qu'il était plus tard qu'ils ne croyaient, et ils sont partis dare dare… Et mon aquarelle, qui doit représenter la dernière scène du Sigisbée, quand l'aurai-je? » demanda-t-elle au sous-chef de bureau.

      – « Ah! la saison est mauvaise pour les études, » dit ce dernier, « il fait nuit si tôt, et nous sommes surchargés de besogne; mais vous l'aurez, vous l'aurez… Qu'as-tu, Rosalie? Tu es toute pâle. »

      La pauvre jeune fille venait en effet d'éprouver une souffrance presque intolérable, à songer que René avait pu s'en aller ainsi, sans un mot pour elle, sans un regard. Sa gorge se serrait, des larmes lui venaient aux yeux. Elle eut la force de retenir ses sanglots cependant, et de répondre que la chaleur du poêle l'incommodait. Sa mère échangea avec Émilie un regard où se lisait un reproche si direct, qu'en dépit d'elle-même madame Fresneau détourna les yeux. Elle eut, elle aussi, une impression pénible, car elle aimait Rosalie. Mais elle avait toujours été opposée à ce mariage; il correspondait trop peu aux ambitieux projets qu'elle caressait vaguement pour son frère. Lorsque la mère et les deux filles se furent levées, qu'elles eurent mis leur chapeau et qu'elles vinrent dire l'adieu accoutumé, la jeune femme trouva dans cette impression de quoi embrasser Rosalie plus affectueusement que de coutume. Elle voulait bien la plaindre de souffrir pour René, mais cette pitié n'allait pas sans une certaine douceur, car la souffrance de la jeune fille prouvait l'indifférence du jeune homme, et, la porte refermée, ce fut avec une joie sans mélange dans ses clairs yeux bruns qu'elle dit à Françoise:

      – « Vous aurez bien soin de ne pas faire de bruit demain matin? »

      – « Pas plus qu'une mariée de minuit, » répondit la servante.

      – « Ni toi non plus, mon gros lourdaud, » dit-elle à son mari, en rentrant dans la salle à manger où le professeur reprenait déjà la corvée de ses copies… « J'ai recommandé à Constant de s'habiller tout doucement pour aller à son cours… » – Elle ajouta, avec un sourire d'orgueil: « Quel triomphe pour René ce soir, à moins que ces gens du monde ne fassent la petite bouche! » Elle répétait une formule habituelle à Claude. – « Bah! ils ne pourront pas, ses vers sont si beaux, presque aussi beaux que lui!.. »

      – « Sais-tu qu'il est à désirer que toutes ces dames ne le gâtent pas comme toi, » interrompit Fresneau, « il finirait par perdre la tête… Mais non, » continua-t-il pour flatter les sentiments de sa femme, « c'est si charmant de voir comme il reste simple, même dans son succès. »

      Et Émilie embrassa son mari, pour cette phrase, tendrement.

      III

      UN AMOUREUX ET UN SNOB

      Les deux écrivains étaient montés dans la voiture, qui roulait au grand trot de son cheval, par la rue du Cherche-Midi, pour attraper le boulevard Montparnasse, et suivre, en contournant les Invalides, la longue suite d'avenues qui va presque directement à l'Arc de Triomphe, en traversant la Seine au pont de l'Alma. Durant la toute première partie de ce trajet, ils se turent l'un et l'autre. René reconnaissait chaque détail de ce quartier, auquel se rattachaient tant de souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Une vague buée voilait les vitres du coupé, symbole physique de l'espèce de brume qui flottait entre sa vie actuelle et ce passé pourtant si voisin. Il n'était pas un des coins de cette rue du Cherche-Midi qui ne lui fût aussi familier que les murs de sa chambre, depuis le haut et sombre bâtiment de la prison militaire jusqu'à la boutique du marchand de vins, dont l'enseigne étale l'image d'une biche, jusqu'à l'entrée paisible de cette rue de Bagneux, où demeurait Rosalie. Le souvenir de cette amie qu'il avait quittée sans lui dire adieu, ce soir, traversa son esprit, mais il n'en souffrit pas. Il avait la sensation de rêver tout éveillé, tant le personnage promené jadis sur ces pavés, durant les années de son adolescence pauvre et obscure, ressemblait peu à celui qui était assis, à cette minute, sur les coussins du coupé de Claude Larcher, célèbre, car tout Paris avait applaudi sa piécette, – riche, car le Sigisbée, joué en septembre, lui avait déjà rapporté en février la somme, énorme pour lui, de vingt-cinq mille francs!.. Et cette source de revenus ne tarirait pas de sitôt. Le Sigisbée faisait spectacle avec une comédie en trois actes d'un auteur à la mode, Le Jumeau, qui tiendrait l'affiche bien longtemps. La vente de la brochure s'annonçait, elle aussi, comme devant être très fructueuse, et très fructueux les droits de représentation de province et de traduction à l'étranger. Ce n'était là qu'un début, et René tenait en réserve bien d'autres œuvres: un volume de poèmes philosophiques intitulé les Cimes, un drame en vers sur la Renaissance, intitulé Savonarole, et un roman de passion, à demi ébauché, dont il cherchait le titre. La voiture roulait, et à l'ivresse profonde des succès assurés, des projets démesurés, une autre griserie se mélangeait, toute nerveuse: celle d'aller dans le monde comme il y allait. Une jeune fille n'est pas plus émue à son premier bal que ne l'était ce grand enfant. Une espèce de fièvre le gagnait, qui abolissait presque en lui la personnalité. C'est le malheur et la félicité des poètes que ce pouvoir d'amplifier, jusqu'au fantastique, des impressions, par elles-mêmes médiocres jusqu'à la mesquinerie. De là dérivent ces passages subits, presque foudroyants, de l'espérance excessive aux excessifs dégoûts, et de l'engouement au désespoir, qui donnent à leur imagination, par suite à leur caractère et à leur sensibilité, une sorte de continuel va-et-vient, une absolue incertitude, terrible pour ceux et surtout pour celles qui s'attachent à ces âmes insaisissables. Il en est cependant, parmi ces âmes, chez qui cette dangereuse mobilité ne détruit pas la tendresse. C'était le cas pour René. L'involontaire comparaison entre son présent et son passé, soudain évoquée en lui par l'aspect familier des rues, ramena sa pensée vers l'ami plus âgé qui avait été la cause de cette volte-face de destinée. Il eut un de ces naïfs mouvements qui font le charme unique des natures très jeunes, parce que l'on y sent cette chose adorable et si rare dans la vie civilisée: la spontanéité, la liaison invincible entre l'être intérieur et l'être extérieur. Il prit la main de son compagnon qui se taisait aussi, et il la lui serra en disant:

      – « Que vous avez été bon pour moi!.. Oui, » insista-t-il en voyant un étonnement dans les yeux de Claude, « si vous n'aviez pas été aussi indulgent à mes premiers essais, je ne vous aurais point porté le Sigisbée; si vous ne l'aviez pas présenté à Mlle Rigaud, il dormirait à cette heure-ci dans l'armoire aux manuscrits de quelque théâtre. Si vous n'aviez pas parlé de moi à la comtesse Komof, on ne jouerait pas ma pièce chez elle et je n'irais pas dans cette soirée… Je suis heureux, très heureux!.. Ah! mon ami, vous me trouverez nigaud comme un collégien… si vous saviez comme j'ai rêvé, dans ma jeunesse, de ce monde où vous me conduisez maintenant, où la toilette seule des femmes est une poésie, où les choses font un cadre exquis à la joie et à la douleur!.. »

      – « Si ces femmes avaient seulement une âme de la même étoffe que leur robe!.. » interrompit Claude en ricanant…« Mais je vous admire, » continua-t-il; « est-ce que vous croyez par hasard que vous allez être du monde parce que vous serez