Mensonges. Paul Bourget

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Название Mensonges
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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le célèbre tireur italien, et de trois ou quatre Russes. Parmi les noms de ces femmes à la mode et de ces hommes de club, la plupart étaient familiers au poète, pour les avoir lus, enfantinement et avec une folle avidité, dans ces comptes rendus de soirées que les journaux du boulevard rédigent, à la plus grande édification des jeunes bourgeois en train de rêver de haute vie. Il s'était façonné, par avance, de cette société plutôt riche qu'aristocratique et plutôt européenne que française, qui tient le haut du pavé dans le Paris des fêtes et du plaisir, une idée si prestigieuse et si parfaitement fausse, qu'il demeurait tout à la fois ravi et déconcerté de cette réalisation d'un de ses plus anciens songes. Il y avait un extrême atteint dans le décor qui l'enchantait, en même temps que son succès enivrait sa vanité d'auteur. Il rencontrait des sourires sur des bouches si tentantes, des regards flatteurs dans des yeux si beaux! Et cela, en lui caressant l'âme, l'affolait aussi de timidité, en même temps que le tourbillonnement des visages lui infligeait une impression d'ahurissement, et la banalité des éloges une involontaire désillusion. Ce qui rend le monde, et quel que soit ce monde, intolérable jusqu'à la nausée à beaucoup d'artistes, c'est qu'ils y viennent, eux, par accès, pour y être en parade et qu'ils en attendent quelque chose d'extraordinaire, tandis que les personnes qui appartiennent vraiment à une société se meuvent dans l'atmosphère d'un salon avec le naturel et la simplicité d'une habitude quotidienne. Cette indéfinissable déception, cet étourdissement des présentations multiples, cette griserie d'orgueil et cette angoisse de gaucherie poussaient René à chercher son ami Claude, mais il ne le trouvait point. Ses yeux ne rencontrèrent que Colette, qui, descendue de la scène avec son costume aux nuances vives, aux formes anciennes, et ses blonds cheveux tout poudrés, faisait un contraste piquant de couleur avec les habits noirs dont elle était entourée. Elle aussi éprouvait une visible gêne, – qui se manifestait par un peu d'énervement dans le sourire, un peu de défiance dans le fond du regard, et par une rapide manière d'ouvrir sans cesse et de refermer son éventail, – cette gêne de l'actrice subitement transportée hors de son milieu, à la fois fière et troublée de l'attention qu'elle inspire. Elle eut pour René un sourire qui trahissait un plaisir réel de retrouver quelqu'un de son bord. Elle était en train de causer avec ce personnage au teint de brique dont René savait par la comtesse que c'était Salvaney, le rival de Claude.

      – « Ah! voilà mon auteur, » dit-elle en tendant la main au poète. « Hé bien! vous devez être content, ce soir… Comme tout a porté!.. Allons, Salvaney, complimentez monsieur Vincy, quoique vous n'y entendiez rien; et votre ami Larcher, » continua-t-elle, « il a disparu?.. Vous lui direz de ma part qu'il a failli me faire mourir de rire en scène. Il avait sa mèche, là, qui lui barrait le front, son air de saule pleureur. Pour qui jouait-il son Antony?.. »

      Il y avait une cruauté en ce moment dans les yeux brouillés de vert de la jeune femme, dans le retroussis de ses lèvres, et une espèce de haine, qui venait de ce que le malheureux Claude était parti sans même la saluer. Elle l'aimait, à sa manière, en le trompant et en le torturant, mais surtout en l'asservissant. Elle éprouvait une impression de rancune satisfaite à se moquer ainsi de lui devant Salvaney, et à se dire que le naïf René répéterait ces phrases à son ami.

      – « Pourquoi parlez-vous ainsi? » répondit le jeune homme à voix basse, en profitant de ce que le compagnon de l'actrice échangeait un bonjour avec un de ses camarades, « vous savez bien qu'il vous aime… »

      – « C'est vrai, » dit Colette très haut en riant de son mauvais rire. « Vous le gobez… je connais la légende… C'est moi son mauvais génie, sa femme fatale, sa Dalila… J'ai tout un paquet des lettres où il me raconte ces histoires… Ce qui ne l'empêche pas de s'enivrer comme un Templier, sous prétexte de me fuir… C'est moi qui l'ai fait jouer, peut-être, et boire, n'est-ce pas, et se piquer avec de la morphine?.. Allons donc!.. » et elle haussa ses jolies épaules, puis gaiement: « La comtesse nous fait signe, il ne reste que les intimes et nous… Salvaney, votre bras, et allons souper. »

      Le temps avait en effet passé à travers ces présentations successives, et René, que cette phrase de Colette réveilla soudain de son ébahissement, put voir que le nombre des personnes demeurées dans les salons était très diminué. La comtesse n'avait guère convié plus d'une trentaine de ses hôtes au souper qui devait terminer la soirée. Elle donna elle-même le signal de monter jusqu'à l'étage supérieur où ce souper était préparé, en prenant le bras du plus important de ces invités, un ambassadeur alors très à la mode dans ce Paris élégant et qui s'amuse. Les couples se formèrent et leur défilé s'engagea derrière elle, dans un escalier tout étroit, que décoraient des bronzes et de merveilleuses sculptures sur bois rapportées d'Italie. On arriva ainsi dans une espèce de galerie qui tenait à la fois du boudoir, par le détail fantaisiste de son ameublement, et du salon par son ampleur. Dans le centre était dressée une longue table, garnie de fleurs, chargée de fruits, étincelante de cristaux et d'argenterie. Auprès de chaque assiette, rayonnait une espèce de globe rose encadré de verdure, à l'intérieur duquel brûlait une invisible bougie, – nouveauté anglaise qui fut saluée de légères et gaies acclamations par les convives, lesquels se placèrent ensuite au hasard de leurs convenances réciproques. René, qui, par timidité, s'était trouvé monter seul et parmi les derniers, s'assit de la sorte à une chaise vide entre le vicomte de Brèves et la jeune femme blonde en robe rouge, rencontrée dans l'antichambre, celle dont Claude Larcher lui avait dit qu'elle s'appelait madame Moraines et qu'elle était la fille du célèbre Bois-Dauffin, l'un des ministres les plus impopulaires de Napoléon III. Ainsi perdu dans ce coin de table, tandis que les conversations commençaient entre madame Moraines d'une part et son voisin de droite, entre le vicomte de Brèves de l'autre et sa voisine, René put enfin se ressaisir pendant quelques minutes et considérer les convives, derrière lesquels allaient et venaient les domestiques, portant les plats, versant les vins… Son regard passait de Colette, qui flirtait en riant avec Salvaney, à madame Komof, sans doute en train de raconter quelque nouvelle histoire d'expérience spirite; car ses yeux avaient repris leur éclat presque insoutenable, ses traits se décomposaient et sa grande main remuait, faisant scintiller les pierres des bagues, sans qu'elle s'occupât des personnes assises à sa table, elle si courtoise à l'ordinaire, si soucieuse de plaire à chacun de ses hôtes… L'impression de solitude s'établit chez le jeune homme, plus forte encore que tout à l'heure, et au point d'en devenir douloureuse, soit que l'intensité des sensations eût épuisé ses nerfs, soit que le subit passage de son succès à son abandon momentané lui fût un symbole du peu de valeur qu'offrent les engouements du monde. Parmi les femmes qui l'avaient accablé de flatteries, les unes étaient parties; les autres avaient tout naturellement pris place auprès de leurs amis habituels. À l'extrémité opposée de la table, il pouvait comme retrouver sa propre image dans l'acteur qui avait joué Lorenzo, le seul qui fût resté à souper avec Colette, et qui, tout raide et droit dans son costume de seigneur, mangeait et buvait de grand appétit sans échanger un mot avec qui que ce fût. Dans cette disposition d'esprit, René se prit à regarder sa voisine dont la grâce l'avait beaucoup frappé durant la rapide rencontre du vestibule. Il ne s'était pas trompé en la jugeant, dès le premier coup d'œil, comme une créature d'une apparence d'aristocratie accomplie. Tout en elle donnait la sensation de quelque chose de distingué, presque de trop joli, depuis la délicatesse de ses traits jusqu'à la finesse de sa taille et la minceur de ses poignets. Ses mains semblaient fragiles, tant les doigts en étaient fuselés et comme transparents. Le défaut de ces sortes de beautés réside dans ce qui fait leur charme même. Excessive, la délicatesse se change en morbidesse et la grâce trop fine en maniérisme. Chez madame Moraines, une étude plus attentive découvrait que l'être de grâce enveloppait un être de force, et que cette exquise sveltesse cachait une femme bien vivante, dont la santé se révélait à toutes sortes de signes. Cette jolie tête reposait sur une nuque énergique, où l'or pâle des cheveux se bouclait en mèches drues et serrées. Aucune maigreur ne déshonorait ses épaules pleines. Quand elle souriait, elle montrait des dents aiguës et blanches, et la manière dont elle faisait honneur au souper, témoignait que son estomac avait résisté sans peine aux innombrables causes de fatigue qui pèsent sur les femmes à la mode, depuis la pression du corset jusqu'aux épuisantes veillées, sans parler des quotidiens dîners en ville. Les yeux de madame Moraines, d'un bleu pâle et doux, devaient