Le gibet. Emile Chevalier

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Название Le gibet
Автор произведения Emile Chevalier
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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considérable, – disons grande comme la France, par exemple, – du désert américain en une contrée fertile, sillonnée de chemins de fer, de routes, de canaux et parsemée de villages florissants. La transformation tient du prodige. D’un été à l’autre, ce territoire de chasse inculte, que seul le mocassin de l’Indien ou du trappeur blanc avait foulé jusque-là, ce territoire, hérissé de forêts vierges ou perdu sous d’interminables prairies mouvantes (rolling prairies), – semblables aux ondes de la mer, – est devenu méconnaissable. Les arbres centenaires sont tombés sous la hache du bûcheron; le feu a nivelé le sol; avec le mélancolique Peau-Rouge, les bêtes fauves ont fui vers le Nord, pour faire place à l’envahissante civilisation de l’homme blanc; plus de wigwam en cuir; peu de huttes en branchages; mais partout des cabanes en troncs d’arbres croisés les uns sur les autres; partout des constructions naissantes; partout la propriété individuelle qui se substitue à la propriété commune; voici des bornes, voici des clôtures de rameaux; ici commence à pousser une haie; un mur s’élève là-bas! Déjà, au milieu de ce groupe de maisonnettes, blanchies à la chaux, et sur le bord de cette belle rivière où fume et ronfle un bateau à vapeur, amarré à une grossière charpente, quai provisoire, déjà j’aperçois monter vers le ciel un bâtiment de grave et simple physionomie. C’est un temple chrétien; chaque dimanche, les hommes y viendront prier et remercier l’Être suprême; chaque soir les enfants y viendront apprendre à être hommes. Le village est au berceau encore, mais demain il sera formé; il aura son école, son académie, son institut; je ne parie pas de son commerce, car il est très prospère. Les enseignes, que je vois au front des maisons, ce bruit de forge, ce mouvement près du steamboat, cette gare de railway que l’on construit à côté, l’annoncent éloquemment. Mais après-demain, le village aura reçu son incorporation. Il prendra le nom de cité, et cité complète, ma foi: vous y trouverez dix hôtels de premier ordre, vingt journaux, deux ou trois banques, des églises pour divers cultes, des salles de lecture, des collèges, des promenades, des édifices publics, toutes les choses nécessaires à la vie policée, sans parler d’une foule de lignes télégraphiques, qui vous mettront en rapport immédiat avec toutes les parties habitées du Nouveau Monde.

      Nouveau; oui, il l’est, car là s’établit, s’agrandit une société nouvelle, qui n’a rien de nos préjugés, rien de nos conventions, et que vainement nous cherchons à prendre pour modèle de nos théories politiques. Le Nouveau Monde suit sa destinée. Il a une civilisation complètement différente de la civilisation européenne, parce qu’il n’en a ni le passé, ni les traditions indéracinables.

      Ici, l’homme repose sur la famille; là, il n’a d’appui qu’en Dieu et en lui-même. Ses liens de parenté il les a brisés, il les brise en émigrant. Aussi a-t-il, en général, une croyance plus sincère, plus absolue dans l’Éternel. Seul, à qui demanderait-il du courage, des consolations, sinon au Créateur de toutes choses? Sa foi politique, qu’on ne l’oublie pas, il la puise dans sa foi religieuse. C’est ce qui fait la force de la première; c’est ce qui fait que tous les ébranlements donnés, dans les États du Nord, au moins au gouvernement républicain, ne parviendront pas à le renverser. L’égalité règne sans partage, parce que, indépendamment du manque d’ascendants, chaque colon a eu, et a, sur cette terre neuve, besoin, en arrivant, de confondre son intelligence, ses forces et ses travaux avec ceux de ses voisins.

      Ceci me ramenant sur mes pas, je me permettrai quelques pages d’observations sur la colonisation dans l’Amérique septentrionale; aussi bien pourront-elles être de quelque utilité à certains esprits inquiets que pousse le désir d’aller tenter fortune dans l’autre hémisphère.

      Je le dis tout d’abord: en principe, je ne suis pas opposé à l’émigration. D’ailleurs, elle est une nécessité ou une fatalité, comme il plaira. La surabondance de la population, sur un point quelconque du globe, amène le débordement. C’est une règle de physique élémentaire. En outre l’histoire des races humaines et des civilisations nous apprend que l’homme marche sans cesse à la conquête du sol; car, comme toute chose, le sol est soumis à la triple loi de Jeunesse, Maturité, Vieillesse. Après avoir longtemps fécondé la végétation, l’humus s’épuise et cesse de produire. Il faut des siècles pour qu’il recouvre ses puissances premières. Les steppes de l’Asie, les déserts de l’Afrique l’attestent, sans mentionner la campagne de Rome et les environs de Madrid, jadis si fertiles, aujourd’hui peu productifs, surtout les derniers, devenus presque un désert.

      Aussi, quand le rendement de sa terre n’est plus en rapport avec ses besoins, l’homme la quitte, il en va chercher une autre. On vient réclamer à l’Amérique le suc nourricier de ses immenses territoires. Il faut avouer qu’elle est prête à recevoir des millions de nouveaux individus et à leur accorder un bien-être matériel dont ils ne jouissent pas toujours en Europe. Mais à quel prix? Voyous un peu. Un homme seul fera peu ou rien en Amérique; je parle du cultivateur, car c’est à lui que je m’intéresse. Les artisans ont des chances plus ou moins heureuses. Le tailleur de pierre, le maçon, le serrurier, le mécanicien, le fondeur peuvent se tirer d’affaires, et, avec de l’économie, amasser, en quelques années, un joli pécule; mais, s’ils ne connaissent pas l’anglais, ils courent grand risque de végéter misérablement. C’est le lot à peu près inévitable des gens ayant des professions dites libérales. Quant au Canada, où la langue française est partiellement en usage, il offre si peu de ressources que les habitants passent chaque année par milliers aux États-Unis, où ils trouvent de meilleurs salaires et une liberté d’action plus large. La désertion est telle, dans les rangs de la race franco-canadienne, que la législature en a pris de l’inquiétude et s’occupe de trouver un remède à ce mal incurable, suivant moi, tant que la forme du gouvernement n’aura pas subi de modifications radicales. La dette publique frappe de près de 2000 francs, chaque tête d’habitant. Les droits sur les importations sont de 58 à 100 pour cent. Les vins, eau-de-vie, par exemple, sont cotés 100 pour cent à la douane. Les taxes municipales sont en proportion. À Montréal, une simple chambre, recevant l’eau par des tuyaux de l’aqueduc, paie au-delà de 35 francs par an au trésor de la ville. Je laisse à juger!

      Revenant au cultivateur, répétons qu’un homme seul n’a que faire en Amérique. S’il est décidé à émigrer, ce doit être avec sa famille. Plus cette famille sera nombreuse, plus il sera en état de prospérer. Mais, avant de partir, avant de dire adieu à ce cher foyer dont nous ne nous éloignons jamais sans un profond serrement du cœur il aura dû compter ses forces, calculer ses capacités, soumettre à un examen sévère ses facultés physiques, morales et celles des êtres destinés à l’accompagner. Il ne va point à une terre de Chanaan, qu’il y songe, et l’exode une fois ouvert ne devra plus se fermer pour lui! S’il n’est pas doué d’une constitution robuste, pouvant résister à toutes les intempéries; s’il ne sait commander à la faim, à la soif; s’il n’est prêt à accepter gaiement les plus rudes fatigues du corps, à exposer un cœur inaccessible aux plus foudroyantes émotions, si, en un mot, il ne porte sur sa poitrine le triple airain dont parle le poète, qu’il se garde de franchir l’Atlantique! Le dénuement, la mort l’attendent au-delà.

      J’irai plus loin, et dirai franchement au cultivateur alléché par les récits des pseudo-trésors que l’on trouve à chaque pas en Amérique: – Si voulant venir ici vous y vouliez venir avec l’idée de retourner quelque jour en Europe, croyez-moi, n’abandonnez pas le toit de vos pères, votre champ, vos amis. Vous lâcheriez la proie pour l’ombre. J’ai personnellement exploré le pays du 30° latitude jusqu’au 65°, c’est-à-dire depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’au-delà du lac d’Arthabaska, sur le territoire de la compagnie de la baie d’Hudson, et j’ai vu beaucoup de Français, beaucoup de malheureux: – malheureux, parce qu’ils songeaient constamment à rentrer dans leur patrie. Cette pensée, cette aspiration les paralysait.

      En Amérique, pour réussir, vous êtes tenu d’apporter une santé à toute épreuve, une invincible ardeur au travail, des muscles d’acier, un esprit inflexible comme le bronze, une volonté qui ne s’oublie jamais. Sachez que vos habitudes, vos usages, votre nourriture, votre habillement changeront complètement. Vous renoncerez au vin, à la bière et aux spiritueux, à moins que vous ne vouliez vous empoisonner avec cet extrait