Le gibet. Emile Chevalier

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Название Le gibet
Автор произведения Emile Chevalier
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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de la bande qui se composait de toute une famille, nommée Coppeland, et du mulâtre Green.

      Cependant leurs persécuteurs étaient toujours sur la piste. Descendant devant une maison suspecte, ils la forcèrent et la fouillèrent de la cave aux combles. Heureusement pour les noirs que là, ces ennemis de leur race firent une sieste, et rafraîchirent leurs chevaux.

      Les fugitifs gagnèrent de l’avance: ils se réfugièrent, vers le soir, dans une forêt de pins.

      Le limier flairant l’empreinte de leurs pas n’en reprit pas moins la piste. Déjà il s’approchait de la retraite où ces infortunées créatures se tenaient tapies; ses aboiements féroces faisaient retentir tous les échos de la forêt et déjà on entendait le galop des chevaux des chasseurs, quand Edwin, poussé par son ardent amour de l’humanité, se jeta sur le chien et lui enfonça un couteau dans le cœur.

      La nuit était venue; étrangers à la contrée, les esclavagistes, n’entendant plus la voix de leur limier qui avait roulé mort sur le sol, craignirent de tomber dans une embuscade et tournèrent bride.

      Le lendemain et les jours suivants, ils recommencèrent la chasse avec un autre chien. Mais ce fut en vain. Conduits par le brave Edwin Coppie, les nègres parvinrent à gagner le Canada, où ils sont maintenant en sûreté.

      Au nombre des fugitifs, il en était un qui se faisait remarquer par sa réserve et la délicatesse de ses formes; l’étoffe de ses vêtements d’homme n’était pas d’une qualité ordinaire. Cet esclave était une femme. Certaines gens prétendent, et c’est notre avis positif, que c’était la fiancée du mulâtre Shield Green, s’enfuyant au Canada pour s’y marier religieusement avec l’époux de son choix; mais les journaux du Sud et tous les partisans de l’esclavage voudraient faire croire que cette négresse, connue sous le nom de Bess Coppeland, entretenait des relations intimes avec Coppie. Cette odieuse calomnie retombera bientôt sur ceux qui l’ont forgée. Nous engageons toutefois, nous qui avons le bonheur de parler dans un État libre, nous engageons l’excellent et courageux jeune homme à prendre des mesures pour échapper au ressentiment des odieux propriétaires d’esclaves[1].

      Tandis que Coppie parcourait des yeux l’article du Saturday Visitor, Rebecca étudiait sa physionomie.

      Il était de taille moyenne, de mine énergique, audacieuse. La franchise accentuait ses traits; l’enthousiasme leur prêtait son coloris. Il ignorait l’art de dissimuler ses impressions; car, à chaque moment, il s’agitait, faisait un mouvement de la tête ou du corps, comme pour dire: ceci est juste, cela est faux.

      Parvenu au dernier paragraphe, ses sourcils se froncèrent; il frappa du pied avec violence et murmura:

      – Les imbéciles! les menteurs!

      Puis, il rejeta le journal sur le guéridon.

      Rebecca s’était remise au piano. Mais sa pensée vaguait ailleurs. Elle promenait distraitement ses doigts sur le clavier.

      À son tour, Edwin Coppie la contempla quelque temps en silence.

      Type de l’Américaine du Sud, Rebecca Sherrington avait le teint olivâtre, légèrement empourpré sur les joues, une de ces carnations voluptueuses comme les aimait le pinceau prométhéen de Murillo: cheveux noirs, luisants ainsi qu’une grappe de raisin de Corinthe aux rayons du soleil; yeux plus noirs, plus brillants encore; front étroit, quoique bombé et agréable, mais dénotant une fermeté poussée jusqu’à l’entêtement; nez droit, un peu sec dans ses lignes, lèvres petites, méprisantes, ensemble du visage dur quand une pensée aimable n’en adoucissait pas l’expression ordinaire.

      Le buste était de formes grêles; les extrémités fines, souples, annonçaient une souche aristocratique.

      Rebecca descendait effectivement d’une famille de lords anglais, qui avait émigré en Amérique, quelques années avant la révolution de 1776.

      Son grand-père, frère cadet de lord Sherrington, avait jadis possédé un grand nombre d’esclaves dans la Virginie. Lors du soulèvement des Bostonnais, il se rangea du côté des sujets restés fidèles à la couronne de la Grande-Bretagne. Le triomphe des républicains et la proclamation de l’Indépendance à Philadelphie, l’ayant ruiné, il se réfugia dans le désert et fut un des premiers pionniers qui défrichèrent le Haut-Mississipi.

      C’était un homme fier, confit en morgue et qui inculqua à son fils unique, Henry Sherrington, ses fausses doctrines sur les rapports des hommes entre eux.

      Quoique la fortune ne lui eût pas souri, celui-ci éleva sa fille Rebecca dans les mêmes principes. Et, lorsqu’on 1846 le territoire sur lequel il s’était établi, après son père, comme fermier, fut admis parmi les États de l’Union sous le nom de d’Iowa, il fit tous ses efforts pour y faire reconnaître et sanctionner l’esclavage des nègres.

      Si les tentatives d’Henry Sherrington échouèrent, il n’en demeura pas moins un négrophobe fanatique. Sa femme et sa fille partageaient tous ses sentiments à cet égard. Ils habitaient Dubuque, la plus vieille ville de l’Iowa, fondée en 1786 par les Français qui ont, comme on le sait, découvert et colonisé, – malheureusement sans profit, – la plus vaste partie de l’Amérique septentrionale.

      De bonne heure, – et suivant l’usage du pays, – on avait fiancé Rebecca à Edwin Coppie, jeune homme de bonne famille, dont les parents résidaient dans un village voisin.

      Mais le père d’Edwin étant mort, sa mère alla se fixer sur une propriété qu’ils possédaient près de l’État de Missouri.

      C’était à l’époque où recommençait le différend entre les abolitionnistes du Nord et les esclavagistes du Sud.

      Edwin prit parti pour les premiers. Rebecca en fut informée; elle lui fit de vifs reproches. Emporté par un amour que la séparation avait attisé, le jeune homme pensa d’abord qu’il pourrait faire bon marché de ses convictions et promit à sa fiancée de s’éloigner de la lutte politique. Mais il comptait sans la générosité de son âme; et, au mois de février 1854, il arrachait, – comme on l’a vu par l’article du Saturday Visitor, toute une bande de nègres, aux fers et aux infamies de la servitude. Cette action héroïque, il l’avait accomplie, non seulement en dépit de sa tendresse pour Rebecca, mais au péril de ses jours; car, outre qu’il est défendu dans la république fédérale, même par la Constitution des États libres, de donner aide et secours aux esclaves marrons, les propriétaires de nègres usent fréquemment de sanglantes représailles contre ceux qui fournissent à leur bétail humain les moyens de s’échapper.

      Au moment où nous le présentons à nos lecteurs, Edwin Coppie arrivait du Canada, où il avait réussi à conduire ses protégés, et où ils étaient à l’abri de leurs bourreaux: – le traité d’Ashburton, conclu entre l’Angleterre et les États-Unis, s’opposant à l’extradition des esclaves qui sont parvenus à passer dans les possessions britanniques de l’Amérique septentrionale.

      Comme l’affaire avait eu lieu loin de Dubuque, notre bon jeune homme ne soupçonnait pas qu’elle y fût déjà divulguée, et il se flattait, en prévenant cette révélation, d’atténuer l’effet qu’elle produirait dans l’esprit de miss Sherrington et de ses parents.

      Malheureusement pour lui, les journaux publics l’avaient devancé.

      Il ne lui restait donc plus qu’à confesser bravement son crime et à en demander pardon. Aussi se disposait-il à le faire avec la candeur qui lui était habituelle, quand M. Sherrington entra dans le parloir.

      II. La vengeance des esclavagistes

      M. Henry Sherrington était un homme d’une stature élevée, mince, quoique sanguin. Dans sa fille, il retrouvait son image exacte, morale aussi bien que physique: même hauteur, même dureté, même emportement.

      – Bonjour, master Edwin, dit-il en s’avançant vers Coppie.

      Le jeune homme lui tendit la main. Mais le père de Rebecca feignit de ne pas remarquer son mouvement.

      – Nous avons donc fait encore une équipée,