Le gibet. Emile Chevalier

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Название Le gibet
Автор произведения Emile Chevalier
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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      Émile Chevalier

      LE GIBET

      Mon cher E. Fillastre,

      La nouvelle édition de ce livre dont Victor Hugo avait daigné prédire le succès vous est due.

      N’est-ce point vous, en effet, cher ami, penseur profond, physiologiste éclairé, médecin de haute distinction, qui nous avez appris que le mot si terriblement cru de Bichat: «Le cœur est un muscle creux», trouvait son application, non seulement dans la chirurgie, mais souvent dans la pensée intime des êtres humains les plus aimant et dans la rigoureuse acceptation des faits des peuples les mieux doués pour éclairer le monde au flambeau de la liberté, de la philanthropie, de la fraternité.

      Cordialement à vous,

H.-E. Chevalier. Paris, le 4 décembre 1878.

      I. Les fiancés

      Par une glace, placée au-dessus du piano, Rebecca vit entrer Edwin dans le parloir.

      Son cœur battit avec force; un éclair traversa ses yeux; elle rougit beaucoup, mais son corps ne fit aucun mouvement, et elle continua de déchiffrer sa partition comme si rien de nouveau ne lui fût arrivé.

      Sans remarquer l’émotion qui l’avait agitée, Edwin courut à elle en s’écriant d’une voix troublée:

      – Rebecca! ma chère Rebecca!

      Les doigts de la jeune fille ne quittèrent point les touches de son instrument; cependant elle tourna lentement la tête, et, d’un ton froid:

      – Ah! c’est vous, Edwin! dit-elle.

      Frappé par la sécheresse de cette réception, il s’arrêta court au milieu de la pièce.

      – Je croyais, miss Rebecca… balbutia-t-il.

      Mais elle l’interrompt avec une vivacité fiévreuse:

      – Vous pouvez retourner d’où vous venez, monsieur!

      Edwin pâlit; un frisson parcourut ses membres. Sentant qu’il chancelait, il s’appuya à un guéridon.

      Rebecca semblait avoir oublié sa présence, et elle tracassait son piano avec plus d’ardeur que jamais.

      Pendant quelques minutes, nulle parole ne tomba de leurs lèvres: la jeune fille jouait un morceau du célèbre opéra de Balfe, Bohemian Girl. Le jeune homme se demandait s’il devait se retirer ou rester.

      Mais, fiancé depuis sa plus tendre enfance à Rebecca, élevé près d’elle, connaissant la fougue de son tempérament et la bonté de son cœur, il ne pouvait croire qu’elle fût à jamais fâchée contre lui, bien qu’elle eût des motifs pour lui en vouloir. Aussi, surmontant sa douleur, il brusqua une explication.

      – Je vous prie de m’entendre, dit-il.

      Elle ne répondit point.

      Edwin continua:

      – Des affaires d’une grande importance m’ont forcé d’être absent plus longtemps que je ne supposais…

      – Et quelles affaires? demanda Rebecca d’un ton ironique.

      Sans doute il ne s’attendait pas à cette question soudaine, car il demeura muet.

      De nouveau, Rebecca s’était retournée aux trois quarts, et, la main gauche frémissante encore sur son piano, la droite occupée à relever une boucle de cheveux, elle répétait:

      – Quelles affaires?

      – Des affaires sérieuses, je vous l’ai dit, ma chère, fit-il à la fin.

      Elle sourit dédaigneusement.

      – Il s’agissait, reprit Edwin, d’une transaction fort grave.

      – Ne pourrait-on savoir quelle était la nature de cette transaction fort grave?

      – Oh! je n’ai rien de caché pour vous, dit-il en baissant les yeux.

      – Alors, parlez.

      – J’ai été chargé d’accompagner des marchandises très précieuses au Canada.

      – Très précieuses, en vérité! dit-elle en haussant les épaules.

      – Je vous assure, ma chère Rebecca…

      – Ne mentez pas, Edwin! s’exclama-t-elle en se levant tout d’un coup; ne mentez pas! Malgré l’amour que vous prétendez avoir pour moi et malgré vos serments, au lieu de songer à votre avenir, à amasser quelque bien pour vous établir, vous avez encore travaillé pour ce parti abolitionniste que je déteste!

      À ces mots, Edwin changea de couleur. Il ouvrit la bouche pour protester; mais l’impérieuse jeune fille s’écria aussitôt:

      – N’essayez point de nier; votre conduite infâme nous est connue. Et souvenez-vous que je ne serai point la femme d’un homme qui cherche à semer la division dans l’Union américaine.

      – Qui donc vous a appris?… murmura Edwin confus.

      – Tenez, lisez ce journal; il vous édifiera sur votre propre compte.

      Et Rebecca indiqua par un geste, le Saturday Visitor, étalé sur le guéridon près duquel se tenait son fiancé.

      Celui-ci prit le journal et lut ce qui suit:

      «Par une froide et sombre soirée du mois passé, on frappa à coups redoublés à la porte d’une maison habitée par M. Edwin Coppie et sa mère, dont l’habitation est située sur la limite de l’Iowa et du Missouri. MmeCoppie fut ouvrir. Un homme noir, robuste, d’une haute taille, entra; puis après lui, un second, un troisième; enfin, huit nègres se trouvèrent presque subitement dans cette demeure isolée. MmeCoppie était glacée de frayeur. Ce ne fut qu’au bout de quelques instants que son fils parvint à la rassurer. Pendant ce temps-là, les noirs, qui n’étaient autres que des esclaves fugitifs, restèrent immobiles et silencieux. L’effroi de la vieille dame s’étant dissipé, ils demandèrent si M. Edwin Coppie, sur l’assistance et l’hospitalité duquel on leur avait dit qu’ils pourraient compter, n’était pas là?

      – C’est moi, dit Edwin, et je ne tromperai pas vos espérances.

      Puis il les conduisit dans une chambre confortable, où il leur apporta du pain, de la viande et du café. Les nègres se restaurèrent, et, quelques minutes après, tous, excepté leur guide, un mulâtre, dormaient d’un profond sommeil, étendus sur le plancher.

      Cet homme raconta les aventures de sa petite caravane, composée d’esclaves du Bas-Missouri. Ses compagnons et lui arrivaient, dit-il, après avoir voyagé toutes les nuits pendant deux semaines. La veille, ils avaient traversé une petite rivière qui charriait des glaçons, et dont les eaux étaient tellement accrues qu’elles étaient devenues presque un fleuve.

      – Quand nous nous sommes enfuis, continua-t-il, nous venions d’être vendus, j’allais être emmené loin de l’État du Missouri, alors que j’étais sur le point de me marier et que ma prétendue était condamnée à rester dans cet État.

      – Mais, observa Coppie, vous vous êtes séparé de votre fiancée pour vous sauver?

      – J’espère bien, répondit-il, qu’elle sera avec moi aussitôt que je le voudrai.

      Et son visage s’anima d’une expression singulière.

      Les fugitifs ayant pris quelque repos, le guide, qui se nommait Shield Green, les éveilla pour qu’ils continuassent leur route. On était à leur poursuite. Edwin Coppie leur donna une voiture, et ils s’acheminèrent vers le Canada. Peu de temps après leur départ arrivèrent huit hommes à cheval. Ils étaient armés de carabines, pistolets, couteaux, et suivis d’un limier qui avait traqué les pauvres évadés jusqu’à cette distance. Il n’était pas encore jour quand ces chasseurs de chair humaine firent halte chez Coppie et reprirent la trace des fuyards. Un domestique de la maison, qui connaissait mieux le pays que les premiers, fut dépêché en toute hâte, par Edwin, afin de prévenir les malheureux nègres.

      Pour ceux qui se figureraient la position des poursuivants et des poursuivis, ce fut une journée d’inquiétude et de souhaits fervents. On craignait que les fugitifs ne fussent rattrapés. Ces pauvres gens ignoraient que les traqueurs fussent si près d’eux. Vers midi, ils s’arrêtèrent pour dîner. Mais, comme ils