Anna Karénine (Texte intégral). León Tolstoi

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Название Anna Karénine (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373498



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auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille.

      – Aussi n’y sont-ils pas.

      – Où sont-ils donc tous?

      – Il y en a cinq à la compote (l’intendant voulait dire au compost), quatre à l’avoine qu’on remue: pourvu qu’elle ne tourne pas, Constantin Dmitritch!»

      Pour Levine, cela signifiait que l’avoine anglaise, destinée aux semences, était déjà tournée. Ils avaient encore enfreint ses ordres!

      «Mais ne vous ai-je pas dit, pendant le carême, qu’il fallait poser des cheminées pour l’aérer? Cria-t-il.

      – Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout en son temps.» Levine, furieux, fit un geste de mécontentement, et alla examiner l’avoine dans son magasin à grains, puis il se rendit à l’écurie. L’avoine n’était pas encore gâtée, mais l’ouvrier la remuait à la pelle au lieu de la descendre simplement d’un étage à l’autre. Levine prit deux ouvriers pour les envoyer au trèfle. Peu à peu il se calma sur le compte de son intendant; d’ailleurs il faisait si beau qu’on ne pouvait vraiment pas se mettre en colère.

      «Ignat! – cria-t-il à son cocher, qui, les manches retroussées, lavait la calèche près du puits. – Selle-moi un cheval.

      – Lequel?

      – Kolpik.»

      Pendant qu’on sellait son cheval, Levine appela l’intendant, qui allait et venait autour de lui, afin de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à exécuter pendant le printemps et de ses projets agronomiques: il fallait transporter le fumier le plus tôt possible, de façon à terminer ce travail avant le premier fauchage; il fallait labourer le champ le plus lointain, puis faire les foins à son compte, et ne pas faucher de moitié avec les paysans.

      L’intendant écoutait attentivement, de l’air d’un homme qui fait effort pour approuver les projets du maître; il avait cette physionomie découragée et abattue que Levine lui connaissait et qui l’irritait au plus haut point. «Tout cela est bel et bon, semblait-il toujours dire, mais nous verrons ce que Dieu donnera.»

      Ce ton contrariait, désespérait presque Levine; mais il était commun à tous les intendants qu’il avait eus à son service; tous accueillaient ses projets du même air navré, aussi avait-il pris le parti de ne plus se fâcher; il n’en mettait pas moins d’ardeur à lutter contre ce malheureux: «ce que Dieu donnera», qu’il considérait comme une espèce de force élémentaire destinée à lui faire partout obstacle.

      «Nous verrons si nous en aurons le temps, Constantin Dmitritch.

      – Et pourquoi ne l’aurions-nous pas?

      – Il nous faut louer quinze ouvriers de plus, et il n’en vient pas. Aujourd’hui il en est venu qui demandent 70 roubles pour l’été.»

      Levine se tut. Toujours cette même pierre d’achoppement! Il savait que, quelque effort qu’on fît, jamais il n’était possible de louer plus de trente-sept ou trente-huit ouvriers à un prix normal; on arrivait quelquefois jusqu’à quarante, pas au delà; mais il voulait encore essayer.

      «Envoyez à Tsuri, à Tchefirofka: s’il n’en vient pas, il faut en chercher.

      – Pour envoyer, j’enverrai bien, dit Wassili Fédorovitch d’un air accablé: et puis, voilà les chevaux qui sont bien faibles.

      – Nous en rachèterons; mais je sais, ajouta-t-il en riant, que vous ferez toujours aussi peu et aussi mal que possible. Au reste, je vous en préviens, je ne vous laisserai pas agir à votre guise cette année. Je ferai tout par moi-même.

      – Ne dirait-on pas que vous dormez trop? Quant à nous, nous préférons travailler sous l’œil du maître.

      – Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j’irai voir moi-même, dit-il en montant sur le petit cheval que le cocher venait de lui amener.

      – Vous ne passerez pas les ruisseaux, Constantin Dmitritch, cria le cocher.

      – Eh bien, j’irai par le bois.»

      Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait toutes les mares, et tirait sur la bride dans sa joie de quitter l’écurie, Levine sortit de la cour boueuse, et partit en pleins champs.

      L’impression joyeuse qu’il avait éprouvée à la maison ne fit qu’augmenter. L’amble de son excellent cheval le balançait doucement; il buvait à longs traits l’air déjà tiède, mais encore imprégné d’une fraîcheur de neige, car il en restait des traces de place en place; chacun de ses arbres, avec sa mousse renaissante et ses bourgeons prêts à s’épanouir, lui faisait plaisir à voir. En sortant du bois, l’étendue énorme des champs s’offrit à sa vue, semblable à un immense tapis de velours vert; pas de parties mal emblavées ou défoncées à déplorer, mais par-ci par-là des lambeaux de neige dans les fossés. Il aperçut un cheval de paysan et un poulain piétinant un champ; sans se fâcher, il ordonna à un paysan qui passait de les chasser; il prit avec la même douceur la réponse niaise et ironique du paysan auquel il demanda: «Eh bien, Ignat, sèmerons-nous bientôt? – Il faut d’abord labourer, Constantin Dmitritch». Plus il avançait, plus sa bonne humeur augmentait, plus ses plans agricoles semblaient se surpasser les uns les autres en sagesse: protéger les champs du côté du midi par des plantations qui empêcheraient la neige de séjourner trop longtemps; diviser ses terres labourables en neuf parties dont six seraient fumées et trois consacrées à la culture fourragère; construire une vacherie dans la partie la plus éloignée du domaine et y creuser un étang; avoir des clôtures portatives pour le bétail afin d’utiliser l’engrais sur les prairies; arriver ainsi à cultiver trois cents dessiatines de froment, cent dessiatines de pommes de terre, et cent cinquante de trèfle sans épuiser la terre…

      Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudemment son cheval de façon à ne pas endommager ses champs, il arriva jusqu’à l’endroit où les ouvriers semaient le trèfle. La télègue chargée de semences, au lieu d’être arrêtée à la limite du champ, avait labouré de ses roues le froment d’hiver que le cheval foulait des pieds. Les deux ouvriers, assis au bord de la route, allumaient leur pipe. La semence du trèfle, au lieu d’avoir été passée au crible, était jetée dans la télègue mêlée à de la terre, à l’état de petites mottes dures et sèches.

      En voyant venir le maître, l’ouvrier Wassili se dirigea vers la télègue, et Michka se mit à semer. Tout cela n’était pas dans l’ordre, mais Levine se fâchait rarement contre ses ouvriers. Quand Wassili approcha, il lui ordonna de ramener le cheval de la télègue sur la route.

      «Cela ne fait rien, Barine, ça repoussera, dit Wassili.

      – Fais-moi le plaisir d’obéir sans raisonner, répondit Levine.

      – J’y vais, répondit Wassili, allant prendre le cheval par la tête… – Quelles semailles! Constantin Dmitritch! Ajouta-t-il pour rentrer en grâce, rien de plus beau! Mais on n’avance pas facilement! La terre est si lourde qu’on traîne un poud à chaque pied.

      – Pourquoi le trèfle n’a-t-il point été criblé? Demanda Levine.

      – Ça ne fait rien, ça s’arrangera,» répondit Wassili, prenant des semences et les triturant dans ses mains.

      Wassili n’était pas le coupable, mais la contrariété n’en était pas moins vive pour le maître. Il descendit de cheval, prit le semoir des mains de Wassili, et se mit à semer lui-même.

      «Où t’es-tu arrêté?»

      Wassili indiqua l’endroit du pied, et Levine continua à semer du mieux qu’il put; mais la terre était semblable à un