Anna Karénine (Texte intégral). León Tolstoi

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Название Anna Karénine (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373498



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Madame Karénine? Dit Wronsky.

      – Tu la connais certainement.

      – Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je, – répondit Wronsky d’un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d’une personne ennuyeuse et affectée.

      – Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch? Il est connu du monde entier.

      – C’est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu’il est plein de sagesse et de science; mais, tu sais, ce n’est pas mon genre, «not in my line,» dit Wronsky.

      – Oui, c’est un homme remarquable, un peu conservateur, mais un fameux homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme!

      – Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah! Te voilà, s’écria-t-il en apercevant à la porte d’entrée un vieux domestique de sa mère: entre par ici.»

      Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se trouver avec lui. C’était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaiement:

      «Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche?

      – Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir la connaissance de mon ami Levine?

      – Sans doute, mais il est parti bien vite.

      – C’est un brave garçon, continua Oblonsky, n’est-ce pas?

      – Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose de tranchant; ils sont tous sur leurs ergots, se fâchent, et veulent toujours vous faire la leçon.

      – C’est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch.

      – Le train arrive-t-il? Demanda Wronsky en s’adressant à un employé.

      – Il a quitté la dernière station,» répondit celui-ci.

      Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des artelchiks, l’apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l’arrivée des personnes venues au-devant des voyageurs, tout indiquait l’approche du train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des ouvriers, couverts de leurs vêtements d’hiver, passant silencieusement entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d’approche se faisait déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement.

      «Non, continua Stépane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami: c’est un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en revanche il peut être charmant; il avait hier des raisons particulières de nature à le rendre très heureux ou très malheureux,» ajouta-t-il avec un sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu’il avait éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait Wronsky pour le moment.

      Celui-ci s’arrêta, et demanda sans détour:

      «Veux-tu dire qu’il a demandé ta belle-sœur en mariage?

      – Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch: cela m’a fait cet effet hier au soir, et s’il est parti de bonne heure et de mauvaise humeur, c’est qu’il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps qu’il me fait peine!

      – Ah vraiment! Je crois d’ailleurs qu’elle peut prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne le connais pas; mais ce doit être effectivement une situation pénible! C’est pourquoi tant d’hommes préfèrent s’en tenir aux Clara…; du moins avec ces dames, si l’on échoue, ce n’est que la bourse qu’on accuse. Mais voilà le train.»

      En effet le train approchait. Le quai d’arrivée parut s’ébranler, et la locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue centrale se plier et se déplier; le mécanicien, tout emmitouflé et couvert de givre, salua la gare; derrière le tender apparut le wagon des bagages qui ébranla le quai plus fortement encore; un chien dans sa cage gémissait lamentablement; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, auxquels l’arrêt du train imprima une petite secousse.

      Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l’élégance sauta lestement du wagon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite descendirent les voyageurs les plus impatients: un officier de la garde, à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en bandoulière, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l’épaule.

      Wronsky, debout près d’Oblonsky, considérait ce spectacle, oubliant complètement sa mère. Ce qu’il venait d’apprendre au sujet de Kitty lui causait de l’émotion et de la joie; il se redressait involontairement; ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d’une victoire.

      Le conducteur s’approcha de lui:

      «La comtesse Wronsky est dans cette voiture,» dit-il.

      Ces mots le réveillèrent et l’obligèrent à penser à sa mère et à leur prochaine entrevue. Sans qu’il voulût jamais en convenir avec lui-même, il n’avait pas grand respect pour sa mère, et ne l’aimait pas; mais son éducation et l’usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient pas d’admettre qu’il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre manque d’égards. Moins il éprouvait pour elle d’attachement et de considération, plus il exagérait les formes extérieures.

      XVIII

      Wronsky suivit le conducteur; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l’expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.

      Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.

      Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites boucles, les yeux noirs clignotants, l’accueillit avec un léger sourire de ses lèvres minces; elle se leva du siège où elle était assise, remit à sa femme de chambre le sac qu’elle tenait, et, tendant à son fils sa petite main sèche qu’il baisa, elle l’embrassa au front.

      «Tu as reçu ma dépêche? Tu vas bien, Dieu merci?

      – Avez-vous fait bon voyage? Dit le fils en s’asseyant auprès d’elle, tout en prêtant l’oreille à une voix de femme qui parlait près de la porte; il savait que c’était celle de la dame qu’il avait rencontrée.

      – Je ne partage cependant pas votre opinion, disait la voix.

      – C’est un point de vue pétersbourgeois, madame.

      – Pas