Название | Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel |
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Автор произведения | Marcel Proust |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066373511 |
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien «routinée», comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant «dérangée» que si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique. Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermes, créent une sorte de lien national et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir: il eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi!» cependant que ma tante, conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d’habitude, disait: «Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c’est samedi.» Si à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant: «Allons, encore une heure et demie avant le déjeuner», chacun était enchanté d’avoir à lui dire: «Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi!»; on en riait encore un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant qu’on était en retard pour la promenade, disait: «Comment, seulement deux heures?» en voyant passer les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en choeur lui répondait: «Mais ce qui vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi!» La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du coeur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: «Mais voyons, c’est samedi!» Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui ce «samedi» n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions: «Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus long la première fois quand vous l’avez raconté.» Ma grand’tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait pardessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au «mois de Marie».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour «le genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque actuelle», ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche