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chaque fois qu’il entendait du bruit, c’est sans doute un domestique, oui, bien probablement un domestique.» Mais en même temps, il entendait une voix douce:

      «Bonjour, mon petit Alexis, je te souhaite une bonne fête.» Et son oncle en l’embrassant lui fit peur. Il s’en aperçut sans doute et sans plus s’occuper de lui, pour lui laisser le temps de se remettre, il se mit à causer gaiement avec la mère d’Alexis, sa belle-soeur, qui, depuis la mort de sa mère, était l’être qu’il aimait le plus au monde.

      Maintenant, Alexis, rassuré, n’éprouvait plus qu’une immense tendresse pour ce jeune homme encore si charmant, à peine plus pâle, héroïque au point de jouer la gaieté dans ces minutes tragiques. Il aurait voulu se jeter à son cou et n’osait pas, craignant de briser l’énergie de son oncle qui ne pourrait plus rester maître de lui. Le regard triste et doux du vicomte lui donnait surtout envie de pleurer. Alexis savait que toujours ses yeux avaient été tristes et même, dans les moments les plus heureux, semblaient implorer une consolation pour des maux qu’il ne paraissait pas ressentir. Mais, à ce moment, il crut que la tristesse de son oncle, courageusement bannie de sa conversation, s’était réfugiée dans ses yeux qui, seuls, dans toute sa personne, étaient alors sincères avec ses joues maigries.

      «Je sais que tu aimerais conduire une voiture à deux chevaux, mon petit Alexis, dit Baldassare, on t’amènera demain un cheval. L’année prochaine, je compléterai la paire et, dans deux ans, je te donnerai la voiture. Mais, peut-être, cette année, pourras-tu toujours monter le cheval, nous l’essayerons à mon retour. Car je pars décidément demain, ajouta-t-il, mais pas pour longtemps.

      Avant un mois je serai revenu et nous irons ensemble en matinée, tu sais, voir la comédie où je t’ai promis de te conduire.» Alexis savait que son oncle allait passer quelques semaines chez un de ses amis, il savait aussi qu’on permettait encore à son oncle d’aller au théâtre; mais tout pénétré qu’il était de cette idée de la mort qui l’avait profondément bouleversé avant d’aller chez son oncle, ses paroles lui causèrent un étonnement douloureux et profond.

      «Je n’irai pas, se dit-il. Comme il souffrirait d’entendre les bouffonneries des acteurs et le rire du public!» «Quel est ce joli air de violon que nous avons entendu en entrant? demanda la mère d’Alexis.

      – Ah! vous l’avez trouvé joli? dit vivement Baldassare d’un air joyeux. C’est la romance dont je vous avais parlé.» «Joue-t-il la comédie? se demanda Alexis. Comment le succès de sa musique peut-il encore lui faire plaisir?»

      À ce moment, la figure du vicomte prit une expression de douleur profonde; ses joues avaient pâli, il fronça les lèvres et les sourcils, ses yeux s’emplirent de larmes.

      «Mon Dieu! s’écria intérieurement Alexis, ce rôle est au-dessus de ses forces. Mon pauvre oncle! Mais aussi pourquoi craint-il tant de nous faire de la peine? Pourquoi prendre à ce point sur lui?» Mais les douleurs de la paralysie générale qui serraient parfois Baldassare comme dans un corset de fer jusqu’à lui laisser sur le corps des marques de coups, et dont l’acuité venait de contracter malgré lui son visage, s’étaient dissipées.

      Il se remit à causer avec bonne humeur, après s’être essuyé les yeux.

      «Il me semble que le duc de Parme est moins aimable pour toi depuis quelque temps? demanda maladroitement la mère d’Alexis.

      – Le duc de Parme! s’écria Baldassare furieux, le duc de Parme moins aimable! mais à quoi pensez-vous, ma chère? Il m’a encore écrit ce matin pour mettre son château d’Illyrie à ma disposition si l’air des montagnes pouvait me faire du bien.» Il se leva vivement, mais réveilla en même temps sa douleur atroce, il dut s’arrêter un moment; à peine elle fut calmée, il appela:

      «Donnez-moi la lettre qui est près de mon lit.» Et il lut vivement:

      «Mon cher Baldassare «Combien je m’ennuie de ne pas vous voir, etc., etc.»

      Au fur et à mesure que se développait l’amabilité du prince, la figure de Baldassare s’adoucissait, brillait d’une confiance heureuse. Tout à coup, voulant sans doute dissimuler une joie qu’il ne jugeait pas très élevée, il serra les dents et fit la jolie petite grimace vulgaire qu’Alexis avait crue à jamais bannie de sa face pacifiée par la mort.

      En plissant comme autrefois la bouche de Baldassare, cette petite grimace dessilla les yeux d’Alexis qui depuis qu’il était près de son oncle avait cru, avait voulu contempler le visage d’un mourant à jamais détaché des réalités vulgaires et où ne pouvait plus flotter qu’un sourire héroïquement contraint, tristement tendre, céleste et désenchanté. Maintenant il ne douta plus que Jean Galeas, en taquinant son oncle, l’aurait mis, comme auparavant, en colère, que dans la gaieté du malade, dans son désir d’aller au théâtre il n’entrait ni dissimulation ni courage, et qu’arrivé si près de la mort, Baldassare continuait à ne penser qu’à la vie.

      En rentrant chez lui, Alexis frit vivement frappé par cette pensée que lui aussi mourrait un jour, et que s’il avait encore devant lui beaucoup plus de temps que son oncle, le vieux jardinier de Baldassare et sa cousine, la duchesse d’Alériouvres, ne lui survivraient certainement pas longtemps. Pourtant, assez riche pour se retirer, Rocco continuait à travailler sans cesse pour gagner plus d’argent encore, et tâchait d’obtenir un prix pour ses roses.

      La duchesse, malgré ses soixante-dix ans, prenait grand soin de se teindre, et, dans les journaux, payait des articles où l’on célébrait la jeunesse de sa démarche, l’élégance de ses réceptions, les raffinements de sa table et de son esprit. Ces exemples ne diminuèrent pas l’étonnement où l’attitude de son oncle avait plongé Alexis, mais lui en inspiraient un pareil qui, gagnant de proche en proche, s’étendit comme une stupéfaction immense sur le scandale universel de ces existences dont il n’exceptait pas la sienne propre, marchant à la mort à reculons, en regardant la vie.

      Résolu à ne pas imiter une aberration si choquante, il décida, à l’imitation des anciens prophètes dont on lui avait enseigné la gloire, de se retirer dans le désert avec quelques-uns de ses petits amis et en fit part à ses parents.

      Heureusement, plus puissante que leurs moqueries, la vie dont il n’avait pas encore épuisé le lait fortifiant et doux tendit son sein pour le dissuader. Et il se remit à y boire avec une avidité joyeuse dont son imagination crédule et riche écoutait naïvement les doléances et réparait magnifiquement les déboires.

      II

      «La chair est triste, hélas…»

STÉPHANE MALLARMÉ

      Le lendemain de la visite d’Alexis, le vicomte de Sylvanie était parti pour le château voisin où il devait passer trois ou quatre semaines et où la présence de nombreux invités pouvait distraire la tristesse qui suivait souvent ses crises.

      Bientôt tous les plaisirs s’y résumèrent pour lui dans la compagnie d’une jeune femme qui les lui doublait en les partageant. Il crut sentir qu’elle l’aimait, mais garda pourtant quelque réserve avec elle: il la savait absolument pure, attendant impatiemment d’ailleurs l’arrivée de son mari; puis il n’était pas sûr de l’aimer véritablement et sentait vaguement quel péché ce serait de l’entraîner à mal faire. A quel moment leurs rapports avaient-ils été dénaturés, il ne put jamais se le rappeler.

      Maintenant, comme en vertu d’une entente tacite, et dont il ne pouvait déterminer l’époque, il lui baisait les poignets et lui passait la main autour du cou. Elle paraissait si heureuse qu’un soir il fit plus: il commença par l’embrasser; puis il la caressa longuement et de nouveau l’embrassa sur les yeux, sur la joue, sur la lèvre, dans le cou, aux coins du nez. La bouche de la jeune femme allait en souriant au-devant des caresses, et ses regards brillaient dans leurs profondeurs comme une eau tiède de soleil.

      Les caresses de Baldassare cependant étaient devenues plus hardies; à un moment il la regarda; il fut frappé de sa pâleur, du désespoir infini qu’exprimaient son front mort, ses yeux navrés et las qui pleuraient, en regards plus tristes que des larmes,