allumés éclaireraient le détail de leurs ramures; devant les employés du contrôle, desquels le choix l’avancement, le sort, dépendaient de la grande artiste – qui seule détenait le pouvoir dans cette administration à la tête de laquelle des directeurs éphémères et purement nominaux se succédaient obscurément – et qui prirent nos billets sans nous regarder, agités qu’ils étaient de savoir si toutes les prescriptions de Mme Berma avaient bien été transmises au personnel nouveau, s’il était bien entendu que la claque ne devait jamais applaudir pour elle, que les fenêtres devaient être ouvertes tant qu’elle ne serait pas en scène et la moindre porte fermée après, un pot d’eau chaude dissimulé près d’elle pour faire tomber la poussière du plateau: et, en effet, dans un moment sa voiture attelée de deux chevaux à longue crinière allait s’arrêter devant le théâtre, elle en descendrait enveloppée dans des fourrures, et, répondant d’un geste maussade aux saluts, elle enverrait une de ses suivantes s’informer de l’avant-scène qu’on avait réservée pour ses amis, de la température de la salle, de la composition des loges, de la tenue des ouvreuses, théâtre et public n’étant pour elle qu’un second vêtement plus extérieur dans lequel elle entrerait et le milieu plus ou moins bon conducteur que son talent aurait à traverser. Je fus heureux aussi dans la salle même; depuis que je savais que – contrairement à ce que m’avaient si longtemps représenté mes imaginations enfantines – il n’y avait qu’une scène pour tout le monde, je pensais qu’on devait être empêché de bien voir par les autres spectateurs comme on l’est au milieu d’une foule; or je me rendis compte qu’au contraire, grâce à une disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre; ce qui m’explique qu’une fois qu’on avait envoyé Françoise voir un mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait assuré en rentrant que sa place était la meilleure qu’on pût avoir et au lieu de se trouver trop loin, s’était sentie intimidée par la proximité mystérieuse et vivante du rideau. Mon plaisir s’accrut encore quand je commençai à distinguer derrière ce rideau baissé des bruits confus comme on en entend sous la coquille d’un oeuf quand le poussin va sortir, qui bientôt grandirent, et tout à coup, de ce monde impénétrable à notre regard, mais qui nous voyait du sien, s’adressèrent indubitablement à nous sous la forme impérieuse de trois coups aussi émouvants que des signaux venus de la planète Mars. Et – ce rideau une fois levé – quand sur la scène une table à écrire et une cheminée assez ordinaires, d’ailleurs, signifièrent que les personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus pour réciter comme j’en avais vu une fois en soirée, mais des hommes en train de vivre chez eux un jour de leur vie dans laquelle je pénétrais par effraction sans qu’ils pussent me voir – mon plaisir continua de durer; il fut interrompu par une courte inquiétude: juste comme je dressais l’oreille avant que commençât la pièce, deux hommes entrèrent par la scène, bien en colère, puisqu’ils parlaient assez fort pour que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit café on est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus qui se collettent; mais dans le même instant étonné de voir que le public les entendait sans protester, submergé qu’il était par un unanime silence sur lequel vint bientôt clapoter un rire ici, un autre là, je compris que ces insolents étaient les acteurs et que la petite pièce, dite lever de rideau, venait de commencer. Elle fut suivie d’un entr’acte si long que les spectateurs revenus à leurs places s’impatientaient, tapaient des pieds. J’en étais effrayé; car de même que dans le compte rendu d’un procès, quand je lisais qu’un homme d’un noble coeur allait venir, au mépris de ses intérêts, témoigner en faveur d’un innocent, je craignais toujours qu’on ne fût pas assez gentil pour lui, qu’on ne lui marquât pas assez de reconnaissance, qu’on ne le récompensât pas richement, et, qu’écoeuré, il se mît du côté de l’injustice; de même, assimilant en cela le génie à la vertu, j’avais peur que la Berma dépitée par les mauvaises façons d’un public aussi mal élevé – dans lequel j’aurais voulu au contraire qu’elle pût reconnaître avec satisfaction quelques célébrités au jugement de qui elle eût attaché de l’importance – ne lui exprimât son mécontentement et son dédain en jouant mal. Et je regardais d’un air suppliant ces brutes trépignantes qui allaient briser dans leur fureur l’impression fragile et précieuse que j’étais venu chercher. Enfin, les derniers moments de mon plaisir furent pendant les premières scènes de Phèdre. Le personnage de Phèdre ne paraît pas dans ce commencement du second acte; et pourtant, dès que le rideau fut levé et qu’un second rideau, en velours rouge celui-là, se fut écarté, qui dédoublait la profondeur de la scène dans toutes les pièces où jouait l’étoile, une actrice entra par le fond, qui avait la figure et la voix qu’on m’avait dit être celles de la Berma. On avait dû changer la distribution, tout le soin que j’avais mis à étudier le rôle de la femme de Thésée devenait inutile. Mais une autre actrice donna la réplique à la première. J’avais dû me tromper en prenant celle-là pour la Berma, car la seconde lui ressemblait davantage encore et, plus que l’autre, avait sa diction. Toutes deux d’ailleurs ajoutaient à leur rôle de nobles gestes – que je distinguais clairement et dont je comprenais la relation avec le texte, tandis qu’elles soulevaient leurs beaux péplums – et aussi des intonations ingénieuses, tantôt passionnées, tantôt ironiques, qui me faisaient comprendre la signification d’un vers que j’avais lu chez moi sans apporter assez d’attention à ce qu’il voulait dire. Mais tout d’un coup, dans l’écartement du rideau rouge du sanctuaire, comme dans un cadre, une femme parut et aussitôt, à la peur que j’eus, bien plus anxieuse que pouvait être celle de la Berma qu’on la gênât en ouvrant une fenêtre, qu’on altérât le son d’une de ses paroles en froissant un programme, qu’on l’indisposât en applaudissant ses camarades, en ne l’applaudissant pas elle, assez; – à ma façon, plus absolue encore que celle de la Berma, de ne considérer, dès cet instant, salle, public, acteurs, pièce, et mon propre corps que comme un milieu acoustique n’ayant d’importance que dans la mesure où il était favorable aux inflexions de cette voix, je compris que les deux actrices que j’admirais depuis quelques minutes n’avaient aucune ressemblance avec celle que j’étais venu entendre. Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé; j’avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des raisons qu’elle me donnerait de l’admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l’écoutais comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. J’aurais voulu – pour pouvoir l’approfondir, pour tâcher d’y découvrir ce qu’elle avait de beau – arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l’artiste, chaque expression de sa physionomie; du moins, je tâchais, à force d’agilité morale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot, de chaque geste, et, grâce à l’intensité de mon attention, d’arriver à descendre en eux aussi profondément que j’aurais fait si j’avais eu de longues heures à moi. Mais que cette durée était brève! À peine un son était-il reçu dans mon oreille qu’il était remplacé par un autre. Dans une scène où la Berma reste immobile un instant, le bras levé à la hauteur du visage baigné, grâce à un artifice d’éclairage, dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente la mer, la salle éclata en applaudissements, mais déjà l’actrice avait changé de place et le tableau que j’aurais voulu étudier n’existait plus. Je dis à ma grand’mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire montrer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles. Je pensais que ce n’était plus la Berma que je voyais, mais son image, dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette; mais peut-être l’image que recevait mon oeil, diminuée par l’éloignement, n’était pas plus exacte; laquelle des deux Berma était la vraie? Quant à la déclaration à Hippolyte, j’avais beaucoup compté sur ce morceau où, à en juger par la signification ingénieuse que ses camarades me découvraient