Название | Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel |
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Автор произведения | Marcel Proust |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066373511 |
Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chose de singulier et d’excessif – ou peut-être par une radiation télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime – que ce devait être quelque personne connue. Ils se demandaient: «Qui est-ce?», interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette comme un point de repère pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitôt. D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient:
– Vous savez qui c’est? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de Crécy?
– Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon.
– Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mme Swann, la femme d’un monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe.
– Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle était jolie! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.
Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le murmure indistinct de la célébrité. Mon coeur battait d’impatience quand je pensais qu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieu desquels je remarquais avec désolation que n’était pas un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans la connaître, à vrai dire, mais je m’y croyais autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et que j’étais le camarade de sa fille), cette femme dont la réputation de beauté, d’inconduite et d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près de Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si prolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient. Quant à elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais j’étais pour elle – comme un des gardes du Bois, ou le batelier, ou les canards du lac à qui elle jetait du pain – un des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu’un «emploi de théâtre», de ses promenades au bois. Certains jours où je ne l’avais pas vue allée des Acacias, il m’arrivait de la rencontrer dans l’allée de la Reine Marguerite où vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l’air de chercher à l’être; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe par quelque ami, souvent coiffé d’un «tube» gris, que je ne connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs deux voitures suivaient.
Cette complexité du Bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de l’automne qui s’achève si vite sans qu’on y assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu’à empêcher de dormir. Dans ma chambre fermée, elles s’interposaient depuis un mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pensée et n’importe quel objet auquel je m’appliquais, et tourbillonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant nos yeux. Et ce matin-là, n’entendant plus la pluie tomber comme les jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux fermés comme aux coins d’une bouche close qui laisse échapper le secret de son bonheur, j’avais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême beauté; et ne pouvant pas davantage me tenir d’aller voir des arbres qu’autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminée, de partir pour le bord de la mer, j’étais sorti pour aller à Trianon, en passant par le bois de Boulogne. C’était l’heure et c’était la saison où le Bois semble peut-être le plus multiple, non seulement parce qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il l’est autrement. Même dans les parties découvertes où l’on embrasse un grand espace, çà et là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui n’avaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l’été, un double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau à peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui n’aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en pleine lumière pour la promenade épisodique de personnages qui ne seraient ajoutés que plus tard.
Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore c’était le premier éveil de ce mois de mai des feuilles, et celles d’un empelopsis merveilleux et souriant, comme une épine rose de l’hiver, depuis le matin même étaient tout en fleur. Et le Bois avait l’aspect provisoire et factice d’une pépinière ou d’un parc, où, soit dans un intérêt botanique, soit pour la préparation d’une fête, on vient d’installer, au milieu des arbres de sorte commune qui n’ont pas encore été déplantés, deux ou trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent autour d’eux réserver du vide, donner de l’air, faire de la clarté. Ainsi c’était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus d’essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage composite. Et c’était