La Guerre et la Paix (Texte intégral). León Tolstoi

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Название La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066445522



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s’approchant de MlleBourrienne, elle l’embrassa avec affection. Anatole s’avança galamment vers la petite princesse pour lui baiser la main:

      «Non, non! Quand votre père m’écrira que vous vous conduisez bien, je vous donnerai ma main à baiser, pas avant.

      Et, le menaçant du doigt, elle sortit en souriant.

      V

      Chacun rentra chez soi, et, à part Anatole, qui s’endormit aussitôt, personne ne ferma l’œil de longtemps.

      «Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si bon, surtout si bon!» pensait la princesse Marie.

      Et elle éprouvait une terreur qui n’était pas dans sa nature: elle avait peur de se retourner, de bouger; il lui semblait que quelqu’un se tenait là, dans ce coin sombre, derrière le paravent, et ce quelqu’un était le diable, ce quelqu’un était cet homme au front blanc, aux sourcils noirs, aux lèvres vermeilles!

      Elle appela sa femme de chambre, et la pria de passer la nuit auprès d’elle.

      MlleBourrienne arpenta longtemps le jardin d’hiver, attendant vainement aussi quelqu’un, souriant à quelqu’un, et s’émouvant parfois aux paroles de sa «pauvre mère», qui lui reprochait sa chute.

      La petite princesse grondait sa femme de chambre: son lit était mal fait: elle ne pouvait s’y coucher d’aucune façon; tout lui était lourd et incommode… c’était son fardeau qui la gênait. Il la gênait d’autant plus ce soir, que la présence d’Anatole l’avait reportée à une époque où, vive et légère, elle n’avait aucun souci: assise, en camisole et en bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la troisième fois elle faisait refaire son lit et retourner les matelas par sa femme de chambre endormie.

      «Je t’avais bien dit qu’il n’y avait que des creux et des bosses; tu comprends bien que je n’aurais pas mieux demandé que de dormir? Ainsi ce n’est pas ma faute,» disait-elle du ton boudeur d’un enfant qui va pleurer.

      Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, à travers son sommeil, l’entendait marcher et s’ébrouer; il lui semblait que sa dignité avait été offensée, et cette offense était d’autant plus vive, qu’elle ne se rapportait pas à lui, mais à sa fille, à sa fille qu’il aimait plus que lui-même. Il avait beau se dire qu’il prendrait son temps pour décider quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite à suivre, une ligne de conduite selon la justice et l’équité, ses réflexions ne faisaient que l’irriter davantage:

      «Elle a tout oublié pour le premier venu, tout, jusqu’à son père… et la voilà qui court en haut, qui se coiffe et qui fait des grâces, et qui ne ressemble plus à elle-même! Et la voilà enchantée d’abandonner son père, et pourtant elle savait que je le remarquerais! Frr… frr… frr… Est-ce que je ne vois pas que cet imbécile ne regarde que la Bourrienne?… Il faut que je la chasse! Et pas un brin de fierté pour le comprendre; si elle n’en a pas pour elle, qu’elle en ait pour moi! Il faudra lui montrer que ce bellâtre ne pense qu’à la Bourrienne. Pas de fierté!… je le lui dirai!»

      Dire à sa fille qu’elle se faisait des illusions et qu’Anatole s’occupait de la Française était, il le savait bien, le plus sûr moyen de froisser son amour-propre. Sa cause serait gagnée; en d’autres termes, son désir de garder sa fille serait satisfait. Cette idée le calma, et il appela Tikhone pour se faire déshabiller.

      «C’est le diable qui les a envoyés,» se disait-il pendant que Tikhone passait la chemise de nuit sur ce vieux corps parcheminé, dont la poitrine était couverte d’une épaisse toison de poils gris.

      «Je ne les ai pas invités, et les voilà qui me dérangent mon existence, et il me reste si peu de temps à vivre… Au diable!»

      Tikhone était habitué à entendre le prince parler tout haut; aussi reçut-il d’un visage impassible le coup d’œil furibond qui émergeait de la chemise.

      «Sont-ils couchés?»

      Tikhone, comme tous les valets de chambre bien appris, devinait d’instinct la direction des pensées de son maître:

      «Ils se sont couchés et ont éteint leurs lumières, Excellence.

      – Bien nécessaire, bien nécessaire,» marmotta le vieux.

      Et, glissant ses pieds dans ses pantoufles, et endossant sa robe de chambre, il alla s’étendre sur le divan qui lui servait de lit.

      Quoique peu de paroles eussent été échangées entre Anatole et MlleBourrienne, ils s’étaient parfaitement compris; quant à la partie du roman qui précédait l’apparition de «ma pauvre mère», ils sentaient qu’ils avaient beaucoup de choses à se dire en secret; aussi, dès le lendemain matin, cherchèrent-il les occasions d’un tête-à-tête, et ils se rencontrèrent inopinément dans le jardin d’hiver, pendant que la princesse Marie descendait, plus morte que vive, pour se rendre chez son père à l’heure habituelle. Il lui semblait que non seulement chacun savait que son sort allait se décider dans la journée, mais qu’elle-même y était toute disposée. Elle lisait cela sur la figure de Tikhone, sur celle du valet de chambre du prince Basile, qu’elle croisa dans le corridor, portant de l’eau chaude à son maître, et qui lui fit un profond salut.

      Le vieux prince, ce matin-là, se montra plein de bienveillance et d’aménité pour sa fille; elle connaissait depuis longtemps cette façon d’agir, qui n’empêchait pas ses mains sèches de se crisper de colère contre elle pour un problème d’arithmétique qu’elle ne saisissait pas assez vite, et qui le poussait à se lever, à s’éloigner d’elle et à répéter à plusieurs reprises les mêmes paroles d’une voix sourde et contenue.

      Il entama le sujet qui le préoccupait, sans la tutoyer:

      «On m’a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il en souriant d’un sourire forcé; vous aurez probablement deviné que le prince Basile n’a pas amené ici son élève (c’est ainsi qu’il appelait Anatole, sans trop savoir pourquoi) pour mes beaux yeux; vous connaissez mes principes: c’est pour cela que je vous parle en ce moment.

      – Comment dois-je vous comprendre, mon père? Dit la princesse, pâlissant et rougissant tour à tour.

      – Comment comprendre? S’écria le vieux en s’échauffant. Le prince Basile te trouve à son goût comme belle-fille et il te fait la proposition au nom de son élève: c’est clair! Comment comprendre? C’est à toi que je le demande.

      – Je ne sais pas, mon père, ce que vous… murmura la princesse.

      – Moi, moi, je n’ai rien à y voir, laissez-moi donc de côté, ce n’est pas moi qui me marie!… Que voulez-vous?… c’est là ce qu’il me serait agréable d’apprendre?»

      La princesse devina que son père ne voyait pas ce mariage d’un bon œil, mais elle se dit aussitôt que c’était le moment ou jamais de décider de son sort. Elle baissa les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui ôtait toute faculté de penser et devant lequel elle était habituée à plier:

      «Je ne désire qu’une chose: agir selon votre volonté, mais s’il m’était permis d’exprimer mon désir…

      – Parfait! S’écria le prince en l’interrompant: il te prendra avec la dot et il y accrochera MlleBourrienne; c’est elle qui sera sa femme, et toi…»

      Il s’arrêta en voyant l’impression que ses paroles produisaient sur sa fille; elle baissait la tête, et elle était prête à fondre en larmes.

      «Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d’une chose, princesse, mes principes reconnaissent à une jeune fille le droit de choisir. Tu es libre,