La Guerre et la Paix (Texte intégral). León Tolstoi

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Название La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066445522



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est impossible de savoir quelle est aujourd’hui l’opinion publique en France.

      – Bonaparte l’a pourtant dit, reprit le prince André avec ironie, car le vicomte lui déplaisait, et c’était lui que visaient ses saillies. «Je leur ai montré le chemin de la gloire, ils n’en n’ont pas voulu, – ce sont les paroles que l’on prête à Napoléon; – je leur ai ouvert mes antichambres, ils s’y sont «précipités en foule…» Je ne sais pas à quel point il avait le droit de le dire.

      – Il n’en avait aucun, répondit le vicomte; après l’assassinat du duc d’Enghien, les gens les plus enthousiastes ont cessé de voir en lui un héros, et si même il l’avait été un moment aux yeux de certaines personnes, ajouta-t-il en se tournant vers Anna Pavlovna, après cet assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un héros de moins sur la terre.»

      Ces derniers mots du vicomte n’avaient pas encore été salués d’un sourire approbatif, que déjà Pierre s’était de nouveau élancé dans l’arène, sans laisser à Anna Pavlovna, qui pressentait quelque chose d’exorbitant, le temps de l’arrêter.

      «L’exécution du duc d’Enghien, dit Pierre, était une nécessité politique, et Napoléon a justement montré de la grandeur d’âme en assumant sur lui seul la responsabilité de cet acte.

      – Dieu! Dieu! Murmura MlleSchérer avec horreur.

      – Comment, monsieur Pierre, vous trouvez qu’il y a de la grandeur d’âme dans un assassinat? Dit la petite princesse en souriant et en attirant à elle son ouvrage.

      – Ah! Ah! Firent plusieurs voix.

      – Capital!» s’écria le prince Hippolyte en anglais.

      Et il se frappa le genou de la main. Le vicomte se borna à hausser les épaules.

      Pierre regarda gravement son auditoire par-dessus ses lunettes.

      «Je parle ainsi, continua-t-il, parce que les Bourbons ont fui devant la Révolution, en laissant le peuple livré à l’anarchie! Napoléon seul a su comprendre et vaincre la Révolution, et c’est pourquoi il ne pouvait, lorsqu’il avait en vue le bien général, se laisser arrêter par la vie d’un individu.

      – Ne voulez-vous pas passer à l’autre table?» dit Anna Pavlovna.

      Mais Pierre, s’animant de plus en plus, continua son plaidoyer sans lui répondre:

      «Oui, Napoléon est grand parce qu’il s’est placé au-dessus de la Révolution, qu’il en a écrasé les abus en conservant tout ce qu’elle avait de bon, l’égalité des citoyens, la liberté de la presse et de la parole, et c’est par là qu’il a conquis le pouvoir.

      – S’il avait rendu ce pouvoir au roi légitime, sans en profiter pour commettre un meurtre, je l’aurais appelé un grand homme, dit le vicomte.

      – Cela lui était impossible. La nation ne lui avait donné la puissance que pour qu’il la débarrassât des Bourbons; elle avait reconnu en lui un homme supérieur. La Révolution a été une grande œuvre, continua Pierre, qui témoignait de son extrême jeunesse, en essayant d’expliquer ses opinions et en émettant des idées avancées et irritantes.

      – La Révolution et le régicide une grande œuvre! Après cela, … Mais ne voulez-vous pas passer à l’autre table? Répéta Anna Pavlovna.

      – Le Contrat social! Repartit le vicomte avec un sourire de résignation.

      – Je ne parle pas du régicide, je parle de l’idée.

      – Oui, l’idée du pillage, du meurtre et du régicide, dit en l’interrompant une voix ironique.

      – Il est certain que ce sont là les extrêmes; mais le fond véritable de l’idée, c’est l’émancipation des préjugés, l’égalité des citoyens, et tout cela a été conservé par Napoléon dans son intégrité.

      – La liberté! L’égalité! Dit avec mépris le vicomte, qui était décidé à démontrer au jeune homme toute l’absurdité de son raisonnement… Ces mots si ronflants ont déjà perdu leur valeur. Qui donc n’aimerait la liberté et l’égalité? Le Sauveur nous les a prêchées! Sommes-nous devenus plus heureux après la Révolution? Au contraire! Nous voulions la liberté, et Bonaparte l’a confisquée!»

      Le prince André regardait en souriant tantôt Pierre et le vicomte, tantôt la maîtresse de la maison, qui, malgré son grand usage du monde, avait été terrifiée par les sorties de Pierre; mais, lorsqu’elle s’aperçut que ces paroles sacrilèges n’excitaient point la colère du vicomte et qu’il n’était plus possible de les étouffer, elle fit cause commune avec le noble émigré et, rassemblant toutes ses forces, tomba à son tour sur l’orateur.

      «Mais, mon cher monsieur Pierre, dit-elle, comment pouvez-vous expliquer la conduite du grand homme qui met à mort un duc, disons même tout simplement un homme, lorsque cet homme n’a commis aucun crime, et cela sans jugement?

      – J’aurais également demandé à monsieur, dit le vicomte, de m’expliquer le 18 brumaire. N’était-ce point une trahison, ou, si vous aimez mieux, un escamotage qui ne ressemble en rien à la manière d’agir d’un grand homme?

      – Et les prisonniers d’Afrique massacrés par son ordre, s’écria la petite princesse, c’est épouvantable!

      – C’est un roturier, vous avez beau dire,» ajouta le prince Hippolyte.

      Pierre, ne sachant plus à qui répondre, les regarda tous en souriant, non pas d’un sourire insignifiant et à peine visible, mais de ce sourire franc et sincère qui donnait à sa figure, habituellement sévère et même un peu morose, une expression de bonté naïve, semblable à celle d’un enfant qui implore son pardon.

      Le vicomte, qui ne l’avait jamais vu, comprit tout de suite que ce jacobin était moins terrible que ses paroles. On se taisait.

      «Comment voulez-vous qu’il vous réponde à tous? Dit tout à coup le prince André. N’y a-t-il pas une différence entre les actions d’un homme privé et celles d’un homme d’État, d’un grand capitaine ou d’un souverain? Il me semble du moins qu’il y en a une.

      – Mais sans doute, s’écria Pierre, tout heureux de cet appui inespéré.

      – Napoléon, sur le pont d’Arcole ou tendant la main aux pestiférés dans l’hôpital de Jaffa, est grand comme homme, et il est impossible de ne pas le reconnaître; mais il y a, c’est vrai, d’autres faits difficiles à justifier,» continua le prince André, qui tenait visiblement à réparer la maladresse des discours de Pierre et qui se leva sur ces derniers mots, en donnant ainsi à sa femme le signal du départ.

      Le prince Hippolyte fit de même, mais tout en engageant d’un geste de la main tous ceux qui allaient suivre cet exemple à ne pas bouger.

      «À propos, dit-il vivement, on m’a conté aujourd’hui une anecdote moscovite charmante; il faut que je vous en régale. Vous m’excuserez, vicomte; je dois la dire en russe; on n’en comprendrait pas le sel autrement…»

      Et il entama son histoire en russe, mais avec l’accent d’un Français qui aurait séjourné un an en Russie:

      «Il y a à Moscou une dame, une grande dame, très avare, qui avait besoin de deux valets de pied de grande taille pour placer derrière sa voiture… Or cette dame avait aussi, c’était son goût, une femme de chambre de grande taille…»

      Ici le prince Hippolyte se mit à réfléchir, comme s’il éprouvait une certaine difficulté à continuer son récit:

      «Elle