Название | La Guerre et la Paix (Texte intégral) |
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Автор произведения | León Tolstoi |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066445522 |
«Eh quoi! Dit ce dernier, sérieux comme toujours, mais dont les yeux brillaient… Eh quoi! On n’en viendra pas aux mains, tu verras, nous nous retirerons.
– Le diable sait ce qu’ils font, grommela Denissow… Ah! Rostow, s’écria-t-il, en voyant la joyeuse figure du junker, te voilà à la fête!»
Rostow se sentait complètement heureux. À ce moment, un général se montra sur le pont; Denissow s’élança vers lui:
«Excellence, permettez-nous d’attaquer, je les culbuterai.
– Il s’agit bien d’attaquer, répondit le général, en fronçant le sourcil, comme pour chasser une mouche importune… Pourquoi êtes-vous ici? Les éclaireurs se replient! Ramenez l’escadron!»
Le premier et le deuxième escadron repassèrent le pont, sortirent du cercle des projectiles et se dirigèrent vers la montagne sans avoir perdu un seul homme. Les derniers cosaques abandonnèrent l’autre rive.
Le colonel Karl Bogdanitch Schoubert s’approcha de l’escadron de Denissow et continua à marcher au pas, presque à côté de Rostow, sans s’occuper de son inférieur, qu’il revoyait pour la première fois depuis leur altercation au sujet de Télianine. Rostow, à son rang, se sentait au pouvoir de cet homme envers lequel il se reconnaissait coupable; il ne quittait pas des yeux son dos athlétique, son cou rouge et sa nuque blonde. Il lui semblait que Bogdanitch affectait de ne pas le voir, que son but était d’éprouver son courage, et il se redressait de toute sa hauteur, en regardant gaiement autour de lui. Il pensait encore que Bogdanitch faisait exprès de ne point s’éloigner, pour faire parade de son sang-froid, ou bien, que pour se venger il lancerait, à cause de lui, l’escadron dans une attaque désespérée, ou bien encore qu’après l’attaque il viendrait à sa rencontre et lui donnerait généreusement, à lui blessé, une poignée de main en signe de réconciliation.
Gerkow, dont les hautes et larges épaules étaient bien connues des hussards de Pavlograd, s’approcha du colonel. Gerkow, qui était envoyé par l’état-major, n’était pas resté au régiment; il se disait à lui-même qu’il n’était pas assez bête pour cela, lorsque, sans rien faire, il pouvait, en se faisant attacher à un état-major quelconque, recevoir des récompenses. Aussi parvint-il à se faire nommer officier d’ordonnance du prince Bagration. Il venait, de la part du commandant de l’arrièregarde, apporter un ordre à son ancien chef.
«Colonel, dit-il d’un air sombre et grave, en s’adressant à l’ennemi de Rostow, – et il lança un coup d’œil à ses camarades, – on vous ordonne de vous arrêter et de brûler le pont.»
– Qui? On vous ordonne? Demanda le colonel d’un air grognon.
– Ah! ça, je n’en sais rien: qui? On vous ordonne? Répondit le cornette, sans se départir de son sérieux… Le prince m’a simplement envoyé vous dire de ramener les hussards et de brûler le pont.»
Un officier d’état-major se présenta au même moment, porteur du même ordre, et fut suivi de près par le gros Nesvitsky, qui arrivait au galop de son cheval cosaque.
«Comment, colonel, je vous avais dit de brûler le pont!… Il y a donc eu malentendu… tout le monde là-bas perd la tête, on n’y comprend rien.»
Le colonel, sans se presser, fit faire halte à son régiment et s’adressant à Nesvitsky:
«Vous ne m’avez parlé que des matières inflammables; quant à brûler le pont, vous ne m’en avez rien dit.
– Comment, mon petit père, je ne vous en ai rien dit? Repartit Nesvitsky en ôtant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux trempés de sueur… puisque je vous ai parlé des matières inflammables?
– D’abord, je ne suis pas votre petit père, monsieur l’officier d’état-major, et vous ne m’avez pas dit de brûler le pont. Je connais le service, et j’ai pour habitude d’exécuter ponctuellement les ordres que je reçois; vous avez dit: on brûlera le pont; je ne pouvais donc pas deviner, sans le secours du Saint-Esprit, qui le brûlerait!
– C’est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste d’impatience…– Que fais-tu, toi, ici? Continua-t-il en s’adressant à Gerkow.
– Mais je suis aussi venu pour cela!… Te voilà mouillé comme une éponge; veux-tu que je te presse?
– Vous m’avez dit, monsieur l’officier de l’état-major… continua le colonel d’un ton offensé.
– Dépêchez-vous, colonel, s’écria l’officier en l’interrompant…; sans cela l’ennemi va nous mitrailler.»
Le colonel les regarda tour à tour en silence et fronça le sourcil.
«Je brûlerai le pont,» dit-il d’un ton solennel, comme pour bien constater qu’il ferait son devoir en dépit de toutes les difficultés qu’on lui suscitait.
Ayant donné, de ses longues jambes maigres, un double coup d’éperon à son cheval, comme si l’animal était coupable, il s’avança pour commander au deuxième escadron de Denissow de retourner au pont.
«C’est bien cela, se dit Rostow, il veut m’éprouver!…»
Son cœur se serra, le sang lui afflua aux tempes:
«Eh bien, qu’il regarde, il verra si je suis un poltron!»
La contraction, causée par le sifflement des boulets, reparut de nouveau sur les visages animés des hommes de l’escadron. Rostow ne quittait pas des yeux son ennemi le colonel, et cherchait à lire sur sa figure la confirmation de ses soupçons; mais le colonel ne le regarda pas une seule fois et continua à examiner les rangs avec une sévérité solennelle.
Son commandement se fit entendre.
«Vite, vite!» crièrent quelques voix autour de lui.
Les sabres s’accrochaient aux brides, les éperons s’entrechoquaient, et les hussards quittèrent leurs montures, ne sachant eux-mêmes ce qu’ils allaient faire. Quelques-uns se signaient. Rostow ne regardait plus son chef, il n’en avait plus le temps. Il craignait de rester en arrière, sa main tremblait en jetant la bride de son cheval au soldat chargé de le garder, et il entendait les battements de son cœur. Denissow, penché en arrière, passa devant lui en disant quelques mots. Rostow ne voyait rien que les hussards qui couraient en s’embarrassant dans leurs éperons et en faisant sonner leurs sabres.
«Un brancard!» s’écria une voix derrière lui, sans que Rostow se rendît compte de la demande.
Il courait toujours pour garder l’avance, mais à l’entrée du pont il trébucha et tomba sur les mains dans la boue gluante et tassée. Ses camarades le dépassèrent.
«Des deux côtés, capitaine!» s’écria le colonel, qui était resté à cheval non loin du pont et dont la figure était joyeuse et triomphante.
Rostow se releva en essuyant ses mains au cuir de son pantalon, et, regardant son ennemi, s’élança en avant, pensant que, plus loin il irait, mieux cela vaudrait, mais Bogdanitch le rappela sans le reconnaître:
«Qui court là-bas au milieu du pont? Eh! Junker, arrière, s’écria-t-il en colère, et, s’adressant à Denissow qui, par fanfaronnade, s’était avancé à cheval sur le pont:
– Pourquoi vous risquer ainsi, capitaine? Descendez de cheval!»
Denissow, se retournant sur sa selle, murmura:
«Hein! Celui-là trouve