La Guerre et la Paix (Texte intégral). León Tolstoi

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Название La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066445522



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le général! Lorsque ces appels réitérés parvinrent enfin aux oreilles de l’absent, un homme d’un certain âge; il était incapable de courir, mais il franchissait pourtant au petit trot, sur la pointe de ses pieds mal équilibrés, la distance qui le séparait de son chef. On voyait bien vite que le vieux capitaine était inquiet comme un écolier qui prévoit une question à laquelle il ne saura pas répondre. Sur son nez empourpré pointaient des taches dues à l’intempérance; sa bouche tremblait d’émotion, il soufflait et ralentissait le pas à mesure qu’il avançait et que le commandant l’examinait des pieds à la tête:

      «Vous flanquez donc des fourreaux à vos soldats? Qu’est-ce que cela signifie! Lui dit-il, en montrant du doigt un soldat de la troisième compagnie, dont la capote de drap tranchait sur le reste par sa couleur. Où vous cachiez-vous donc, on attend le général en chef et vous quittez votre poste, hein? Je vous apprendrai à habiller vos soldats de la sorte le jour d’une revue!»

      Le vieux capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et, de plus en plus ahuri, pressait ses deux doigts contre la visière de son shako, comme si ce geste devait le sauver.

      «Eh bien, vous ne répondez pas? Et celui-là que vous avez déguisé en Hongrois, qui est-il?

      – Votre Excellence…

      – Eh bien, quoi? Vous aurez beau me répéter sur tous les tons: Votre Excellence, et après? Savez-vous ce que cela veut dire: Votre Excellence?

      – Votre Excellence, c’est Dologhow, celui qui a été dégradé, balbutia le capitaine.

      – Dégradé? Donc il n’est pas maréchal pour se permettre… il est soldat, et un soldat doit être habillé selon l’ordonnance.

      – Votre Excellence elle-même l’a autorisé à s’habiller ainsi pendant la marche.

      – Autorisé, autorisé, c’est toujours ainsi avec vous, jeunes gens, répliqua le commandant en se calmant un peu… on vous dit une chose et vous… eh bien, quoi?… et s’échauffant de nouveau: Habillez vos hommes convenablement, voilà!»

      Et, se retournant vers l’envoyé de Koutouzow, il continua son inspection, satisfait de sa petite scène, et cherchant un prétexte à une nouvelle explosion. Le hausse-col d’un officier lui paraissant suspect, il tança vertement l’officier; puis, l’alignement du premier rang de la troisième compagnie manquant de rectitude, il s’adressa d’une voix agitée à Dologhow, qui était vêtu d’une capote d’un drap gris bleuâtre:

      «Où est ton pied? Où est ton pied?»

      Dologhow retira tout doucement son pied et fixa son regard vif et hardi sur le général.

      «Pourquoi cette capote bleue? À bas! Sergent-major, qu’on déshabille cet homme…

      – Mon devoir, général, lui répliqua Dologhow en l’interrompant, est de remplir les ordres que je reçois, mais je ne suis point forcé de supporter les…

      – Pas un mot dans les rangs, pas un!

      – Je ne suis pas forcé, reprit Dologhow à haute voix, de supporter les injures…»

      Et les regards du chef du régiment et ceux du soldat se croisèrent.

      Le général se tut en tiraillant avec colère son écharpe:

      «Veuillez changer d’habit,» lui dit-il.

      Et il se détourna.

      II

      «On arrive!» cria le fantassin placé en vedette, et le général, rouge d’émotion, courut à son cheval et, en saisissant la bride d’une main tremblante, sauta en selle, tira son épée d’un air radieux et résolu, et ouvrit la bouche toute grande, pour donner le signal.

      Le régiment ondula un instant pour retomber dans une immobilité complète:

      «Silence dans les rangs!» s’écria le général d’une voix vibrante, dont les inflexions variées offraient un singulier mélange de satisfaction, de sévérité et de déférence…, car les autorités approchaient. Une haute calèche de Vienne à ressorts et à panneaux bleus s’avançait le long d’une large route vicinale, ombragée d’arbres. Des militaires à cheval et une escorte de cosaques l’accompagnaient. L’uniforme blanc du général autrichien, assis à côté de Koutouzow, se détachait vivement sur la teinte sombre des uniformes russes. La calèche s’arrêta, les deux généraux cessèrent de causer, et Koutouzow descendit du marchepied, pesamment et avec effort, sans paraître faire attention à ces deux mille hommes, dont les regards étaient rivés sur lui et sur leur chef. Au commandement donné, le régiment tressaillit comme un seul homme et présenta les armes. La voix du général en chef se fit entendre au milieu d’un silence de mort, puis les cris de: «Vive Votre Excellence!» retentirent en réponse à son salut, et tout rentra de nouveau dans le silence. Koutouzow, qui s’était arrêté pendant que le régiment s’ébranlait, parcourut les rangs avec le général autrichien. À la façon dont le général en chef avait été reçu et salué par son subordonné, à la façon dont celui-ci le suivait la tête inclinée, épiant ses moindres mouvements, et se redressant au moindre mot, il était évident que ses devoirs lui étaient doux au cœur. Grâce à sa sévérité et à ses bons soins, son régiment était en effet en bien meilleur état que ceux qui étaient dernièrement arrivés à Braunau: en fait de malades et de traînards, il ne comptait que 217 hommes, et tout était en excellent ordre, à l’exception cependant de la chaussure.

      Koutouzow s’arrêtait de temps en temps pour adresser quelques paroles bienveillantes aux officiers et aux soldats qu’il avait connus pendant la campagne de Turquie. À la vue de leurs bottes, il hochait tristement la tête, et les indiquait à son compagnon d’un air qui témoignait de sa clairvoyance et lui épargnait la peine de faire des reproches directs. Quand ce geste venait à se répéter, le chef du régiment se précipitait en avant, comme pour saisir au vol les observations attendues. Une vingtaine de personnes, composant la suite, marchaient à quelques pas en arrière, l’oreille tendue, tout en causant et en riant entre elles. Un aide de camp, joli garçon, suivait de près le général en chef: c’était le prince Bolkonsky. À ses côtés venait ce gros et grand Nesvitsky, officier supérieur au visage aimable et souriant, et aux yeux pleins de douceur. Nesvitsky réprimait avec peine un fou rire causé par un de ses camarades, un hussard au teint basané, qui, le regard fixé sur le dos du commandant du régiment, répétait chacun de ses gestes avec un sérieux imperturbable.

      Koutouzow passait avec lenteur et nonchalance devant ces milliers d’yeux qui semblaient sortir de leurs orbites pour le mieux voir.

      Il s’arrêta tout à coup devant la troisième compagnie; sa suite, ne prévoyant pas ce brusque arrêt, se trouva rapprochée de lui.

      «Ah! Timokhine!» s’écria-t-il, en reconnaissant le capitaine au nez rouge.

      Timokhine, qui semblait s’être allongé jusqu’aux limites du possible, pendant l’algarade de son général au sujet de Dologhow, trouva encore le moyen, à l’apostrophe du général en chef, de se redresser au point que cette tension, si elle s’était prolongée, aurait pu lui devenir fatale. Koutouzow s’en aperçut et se détourna aussitôt pour y mettre un terme, en laissant errer un faible sourire sur sa figure balafrée.

      «C’est encore un compagnon d’armes d’Ismaïl, un brave officier!… En es-tu content?…»

      Et il s’adressa au chef de régiment, qui sans se douter qu’un miroir invisible pour lui (le hussard basané) allait le réfléchir de la tête aux pieds, tressaillit et s’avança en disant:

      «Très content, Haute Excellence!

      – Chacun a ses faiblesses, et il est, je crois, un disciple